FIAP 2019 : Quand la ville se fait scène ouverte

— par Janine Bailly —

Islas Cicatrices et Egwe/Egue

Ce midi du vendredi 8 novembre, Isil Sol Vil et Marina Barsy Janer investissent cette partie du Grand Marché, ouverte d’un côté sur la rue et fermée de barreaux par ailleurs, où sur les plaques de contreplaqué provisoires qui ferment les boutiques se lisent encore les traces d’un tout récent incendie. Originaires l’un de Barcelone l’autre de Puerto Rico, c’est une performance intitulée Islas Cicatrices qu’ils déroulent, sans parole aucune, dans ce cadre urbain où les uns passent, où les autres s’arrêtent, rejoignant ceux qui sont venus tout exprès pour assister à la présentation.

Sur un cercle de tissu rouge, vêtus de noir agenouillés, d’abord recueillis ils se font face et complices semblent passer en silence le pacte qui va leur permettre d’agir, l’un sur l’autre, l’un avec l’autre, l’un par l’autre. Au cours de la performance, ils convoqueront les éléments : le feu de bougies blanches, allumées et allumant ces petites torches de plantes aromatiques enroulées au bout de piques qu’Elle disposera, les plantant sous la peau, le long de ses bras à Lui ; l’air, qui portera ce parfum et cette fumée légère, comme d’encens, dans l’espace du marché ; l’eau, qui sera versée des quatre extrémités de la croix d’un tissu noir, dessinant quatre chemins liquides vers le centre qu’occupe un rond de sable blond. Importance de ce chiffre quatre, quatre bougies de quatre couleurs différentes seront tirées de dessous le sable, plantées en son bord et allumées, quatre sachets suspendus, percés laisseront s’écouler, pleuvoir jusqu’au sol carrelé noir et blanc, en un discret bruissement, ce que je pense être du sucre raffiné. Serait-ce évocation de quatre points cardinaux figurant le monde à investir, à purifier, à reconstruire ? Le monde détruit des îles ? La performance, quand elle ne s’accompagne d’aucune explication, a sans doute des codes qui nous échappent, et laisse donc le champ libre à notre interprétation. Ou à l’incompréhension, génératrice de colère chez cette marchande qui dira haut et fort sa réprobation, en cris véhéments qui ne sauraient troubler le déroulement de ceci, qui s’apparente à une cérémonie, à un rituel secret mais salvateur.

Et le rond de sable semble bien devenir le cœur du dire… Elle y dessine, à l’aide de coquilles d’escargots délicatement disposées, la forme hélicoïdale d’un labyrinthe, que de leurs pieds nus l’une et l’autre à un moment donné parcourront. Forme parfaite, qui close sur elle-même nous ramène aux origines, spirale dans différentes cultures toute chargée de significations, l’escargot représente fertilité, régénération, mort et renaissance ; il est « le mouvement dans la permanence… le glyphe universel de la temporalité, de la permanence de l’être à travers les fluctuations du changement », en même temps que symbole sexuel (d’après Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, dans le Dictionnaire des symboles). Ici je pense, à tort peut-être, à la pratique du mandala dans l’hindouisme, qui voit les femmes dessiner en faisant  graviter les figures autour d’un point central. 

Puis c’est au centre de ce rond de sable qu’Elle plantera la clé arrachée d’un geste définitif à son cou, quand après s’être enroulée dans ce tissu rouge qui n’était autre qu’une longue jupe, elle se sera recomposée, se sera en gestes presque furieux et violents, flamme feu follet rouge et noire, adonnée à une sorte de danse évocatrice d’Espagne. D’une calebasse, Elle tirera le miel avec quoi enduire les bras de Lui, libérés de leurs piques, un miel purificateur et cicatrisant, venu adoucir en gestes doux sur la peau les stigmates d’un sacrifice consenti.

Au vu de cette performance, j’ai pu apprendre qu’il existe, entre les artistes de la discipline, des sortes d’invariants, des procédés récurrents en dépit de la grande variété des créations. Ainsi jeudi soir, au hangar du quai des Tourelles, après avoir appelé notre attention à l’aide du frappement d’une sorte de tambourin, c’est aussi sur une figure circulaire qu’Henri Tauliaut déroule sa performance au nom de Egwé — Egue variante du mot « algue » en ancien français. Sur un rond matérialisé que deux acolytes ont posé au sol, accordé au dessin déjà peint sur le béton et conforté encore par le déroulé circulaire d’une farine blanche qu’il demande à deux spectateurs de faire, il pose une carapace de tortue, dont il tirera des algues brunes ; et chacun de penser à ce que vivent les îles aux côtes envahies de sargasses. Cette carapace, il est d’abord passé parmi nous afin que nous la reconnaissions, que nous la caressions. Sur lui-même, sujet de son propre rituel, il verse lait et ce qui semble sucre ou sel à blanchir sa peau. Lui également utilise le liquide, qu’il prend dans sa bouche et projette aux quatre points cardinaux. Cependant apparaît ici une autre composante, qui voit le performeur demander aux regardants de participer, de s’inclure dans sa performance : à certains d’entre nous Henri Tauliaut a confié des bâtonnets d’encens, à d’autres quelques plumes, et dans nos mains il versera en offrande quelques poignées de petits haricots avant de s’en aller. Cette utilisation des matières, cette adresse aux personnes présentes, je les ai déjà connues lors d’une cérémonie de candomblé à Salvador de Bahia.

Fort-de-France, le 9 novembre 2019