Festival d’Avignon, du côté du Off

— Par Dominique Daeschler —

Lettre d’une inconnue.
C’est bizarre l’écriture.
Guérillères ordinaires.
Visions d’Eskandar.
Le cabaret des absents.
Sans effort.
Concerto pour deux clowns.
Les présidentes.
La collection.

L’absence, l’oubli, la disparition, le chaos, la quête identitaire sont au rendez-vous du Festival d’Avignon avec un goût pour le monologue, l’approche documentaire et le témoignage. Un règne provisoire d’un « ici-maintenant » qui peut être source de malentendus, de violence comme de fraternité.

Une place importante est donnée aux écritures contemporaines. On y reconnaîtra les chouchous des institutions culturelles : Magali Mougel, Pauline Sales, Samuel Gallet, Rémi de Vos, Pauline Peyrade, Sylvain Levey, Marion Aubert… avec parfois de jolies prises de risque.

Théâtre des 3 raisins. Lettre d’une inconnue. Cie fées et gestes.

Un lit à baldaquin, comme une île, un ultime refuge, comme unique décor et une comédienne qui profère, susurre lettre d’une inconnue de Zweig. Ce texte d’homme, écrit à sa gloire est pris à bras le corps par Esther Candaes. Elle en garde la précision des rencontres fugitives d’un amour fou et, chose rare, elle en développe ce qui irradie, ce qui est joie profonde. Pas de lamentations, pas de trauma d’abandon mais le besoin pressant de dire à l’homme aimé que l’enfant né de leurs ébats est mort : leur enfant comme un ultime partage.

Esther Candaes interroge avec finesse ce texte masculin, le porte en majesté. Chez elle , tout est grâce, douceur ( la violence unique de l’anathème parait presque incongrue). A son personnage, elle donne la force d’un choix assumé et c’est ainsi qu’elle nous émeut, loin de toute guimauve, dans une économie de gestes et d’expressions. De la lettre elle fait une histoire qui crée l’empathie, l’écoute dans la dignité.

Théâtre Transversal. C’est bizarre l’écriture. Cie Petite Lumière.

La compagnie petite Lumière a confié à Orit Mizrahi (comédienne metteuse en scène) et Awena Burgess (chanteuse, comédienne) le soin de sortir de l’oubli l’écrivaine Christiane Rochefort ( Le repos du guerrier, les petits enfants du siècle) connue pour ses prises de position sur la liberté sexuelle, l’émancipation féminine, l’utopie…

Extraits de textes, regards d’enfants sur une amie de leurs mères, les deux interprètes jonglent avec les mots et le chant, interrogeant le processus d’écriture de Christiane de Rochefort en y mêlant l’intime des « maisons » et des souvenirs. Ah ces personnages qui ne font pas ce qu’on veut ! ces analogies convenues avec l’enfantement, ces listes de mots qui, d’un coup, vous engagent dans une phrase et vous font enrager… Quelle suite ?

C’est brillant, littéraire en diable, rondement mené avec une mention spéciale aux musiques et aux chants qui soulignent déconstruisent le discours, valorisant le parcours d’une autrice singulière.

Théâtre Artéphile. Guérillères ordinaires. Cie les grisettes.

Partant de l’oppression quotidienne subie sus diverses formes par les femmes, Magali Mougel nous donne à entendre trois monologues, portraits de femmes blessés mais battantes. Le mari, le manager, le père : autant de regards sur le lieu intime, le surpoids, l’aimée non conforme.

Ces monologues accompagnés d’accessoires- prétextes sont autant de confidences reprenant des situations vécues par des femmes d’aujourd’hui, ici, dans notre société occidentale. La langue épurée, violente, guide les récits vers un paysage autonome où le corps pousse comme une plante en sons et lumières ? La direction d’acteurs s’impose alors que la mise en scène joue sur les présences en pointillé et en continu des trois comédiennes, chacune étant à tour de rôle dans la lumière de son récit.

On ne peut qu’être sensible à ce travail d’équipe qui se retrouve dans les choix de sobriété scénique, de poésie sonore et « lumineuse » dans l’instantané farouche de Magali Mougel. Les corps dans l’espace sont à la fois enracinés et légers. Le travail est magistral dans chacun de ses éléments, il est ce ressac que l’on reçoit en pleine gueule : vacillons pour mieux nous relever.

Le 11. Visions d’Eskandar. Collectif.

Être en situation. Proposer un lieu qui crée des personnages, provoque évènements, rencontres et monde parallèle. De la piscine avec le coma de l’architecte à la ville en ruines d’Eskandar, surgissent des vies en suspens, en interrogations où l’on comprend les liens du désespoir et de la violence. Se tisse sur le plateau une histoire racontée, psalmodiée, irritée qui dit les rencontres improbables de l’architecte à everybody, à l’homme sans mémoire. La musique est comme une eau vive qui ravage et entraîne sans vergogne les identités malmenées, les personnages se cognent à la parole en ses formes multiples. Poème épique ? Oratorio ? la forme échappe comme les personnages à une définition codée. La langue de Samuel Gallet fait mouche.

Le 11. Le cabaret des absents. L’entreprise.

A partir de l’histoire quasi magique du sauvetage du théâtre du Gymnase à Marseille, François Cervantès a choisi d’aller plus loin dans la rencontre, le partage. Quoi de mieux qu’un théâtre où l’on peut se cacher, voir dans le noir, échanger sa place de spectateur contre celle d’acteur, squatter et monter sur scène comme on croquerait le fruit défendu ! S’imaginer comme on dit exister.
Le théâtre, otage malicieux de ceux qui n’y vont pas, génère une revue de rêve où se mêlent les arts de la scène. Ah oui, on jonglera le verbe et on se dandinera dans des plumes, on parlera face au public les uns avec les autres les uns sans les autres ? Why not ? C’est rondement mené comme un bel exercice de style autour des talents de François Cervantès metteur en scène, auteur, comédien, curieux et connaisseur de tout ce qui peut faire spectacle. Ce florilège valorisé par des comédiens solides ne convainc pas tout à fait : dispersée l’écriture joue trop l’habileté et la mise en scène sent trop le métier.

Le Train bleu. Sans effort. Cie Snaut.
Ils sont deux : Joel Maillard et Marie Ripoll joliment barjo. Le pari ? monter un spectacle sans rien écrire y compris des notes de travail, sans archives, sans lire et se documenter. De l’échange oral et basta.
La trame : fuyant la civilisation, deux personnes se retrouvent sur une île déserte avec pour tout bagage le langage auquel s’ajoute un instrumentarium primito-futuriste à base de pots de fleurs, de bâche plastique, de cordes de guitare. Aie, aie, aie ! le conte se bâtit en explorant oralité et mémoire, dans l’ellipse… L’histoire gonfle gonfle comme la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf, délire avec clin d’œil à l’ antique transmission – tradition orale. Entre les deux comédiens, l’échange est vif, brillant, précis et bien rôdé. On en a presque le tournis avec le sentiment que ces deux-là jouent d’abord pour eux et ce manque de feeling finit par lasser.

La Factory. Théâtre de l’Oulle. Concerto pour deux clowns. Cie les rois vagabonds .

Deux clowns en scène avec l’éternel duel du clown blanc (Julia Moa Caprez) et de l’auguste (Igor Sellem), acrobates, mimes, musiciens. Le choix d’une femme en clown blanc (le pouvoir) n’est pas innocent et souligne le jeu de rôles un rien sado-maso du couple circassien mythique formé par ces deux types de clown. C’est l’amour vache avec tous les problèmes du désir refoulé, sublimé, ou temporairement vainqueur. Il y a le saxo de Monsieur, le violon de madame invitant Vivaldi, Strauss, Bach, pour un ailleurs posant le besoin d’élévation de nos petites âmes ordinaires. Jeu de vitesse et de lenteur : répétitions, échecs et réussites provisoires au rendez-vous. Mais qui donc sera le plus grand, qui restera enfermé ou restera suspendu dans un équilibre précaire ? Les éléments classiques de composition d’n numéro sont là et comme on se souvient que l’habit peut faire le moine, on change de rôle. On est joliment étourdi. De fait, ces deux-là nous entrainent, en grande partie grâce à la musique, dans une rencontre poétique, à grands renforts de fumigènes, de fleurs, de rouge au cœur, de lustre-trapèze. Pas de discours : des sons pour madame la clown blanche, et un voilà pour monsieur l’auguste. C’est parfois simple d’être ensemble.

Le 11. Les présidentes. Théâtre de l’incendie.

Dans une cuisine où on suit la messe papale à la télé, elles trois petites bonnes femmes de rien du tout , tournant en rond autour de leurs désirs, souvenirs ou obsessions, plutôt dans leurs délires que dans leurs ambitions. Demain c’est hier. C’est à qui sera la plus perverse, la plus féroce : Erna la pingre coincette, obsédée cependant par son charcutier, vit mal avec son fils alcoolique une relation hautement pathologique. Celle-là, c’est Mireille Herbstmeyer, au parcours complice avec Jean Luc Lagarce d’abord, avec cette voix dans l’intelligence absolue du théâtre, si différente dans ses intonations qu’elle nourrit tant le personnage qu’elle peut nourrir la caricature. A côté de cette grande, les autres : la nympho vieillissante ( Flore Lefevre des Noettes) superbe dans l’acceptation de son corps, Laurence Vielle, ailleurs autrice et cela se sent, illuminée, citant jésus et prenant son plaisir en plongeant dans les wc bouchés. Bon, ça faisait longtemps que l’on ne nous avait pas fait en direct le coup du pipi -caca.IL y a de la chasse au trésor chez ces femmes-là. La surenchère bat son plein et la mise en scène de Laurent Fréchuret valorisant les provocations sait en faire des monstres valorisant les provocations, capables d’éliminer celle qui osera (la petite Marie) casser l’hystérie collective. L’écriture violente de Schwab a le désespoir humoristique qui présage de la mort.
Ces monstres là sont aussi trois femmes de théâtre, au parcours exceptionnel de richesse : talentueuses en diable : honni soit qui mal y pense !

Le 11. La collection. Collectif BPM.
La collection entre dans la sélection suisse pour Avignon. Trois comédiens (nes) tous formés à l’école Serge Martin ont mis en place un collectif développant un projet artistique sur le long terme. La collection composée de plusieurs épisodes, développe de petites pièces de 30’ sur des objets quotidiens devenus obsolètes. A Avignon, les pièces retenues sont le vélomoteur et le téléphone à cadran rotatif : souvenirs entre expériences personnelles et mythologie de l’objet construite à partir de son aura à une époque passée donne le là aux acteurs qui jouent leurs partitions empruntant ça et là des répliques de films, mélangeant les histoires pour un savant cocktail. C’est de la belle ouvrage, du cousu main qui fonctionne dans le temps court imparti sans d’autre prétention que de nous faire sourire. La complicité de comédiens est palpable : à chacun d’y mettre l’humour de sa nostalgie.