FAIR GUADELOUPE: « CHAMBRES D’ARTISTES ».

  par Scarlett JESUS –

   
 

Ch. n° 50 : MAURE

   

Le temps de trois journées complètes, les 1er, 2 et 3 juin derniers, le jardin, le hall et surtout les 37 chambres du rez-de chaussée de l’Hôtel Fleur d’Epée, à GOSIER, ont été détournées de leur fonction initiale pour être investies par des artistes qui en ont fait des sanctuaires de l’Art. A moins que l’on y voit, à l’inverse, une opération visant à désacraliser l’Art en substituant à l’espace du Musée celui de la Chambre, instaurant ainsi un rapport plus familier et, pour tout dire, plus intime avec l’Art. Le but n’est-il pas aussi de détourner le regard du touriste occupant ces « chambres avec vue sur la mer », pour lui montrer une autre réalité, à mille miles des images de cartes postales que lui suggèrent les dépliants touristiques ? La réalité qui est montrée est alors celle d’une île, foisonnante d’imagination et de créativité, ayant choisi de s’engager dans la voie d’un art contemporain qui permette aux artistes de « changer en échangeant avec l’autre sans pour autant se perdre », comme dirait le poète et philosophe GLISSANT.

 

Car il s’agit bien, à travers ce grand « déballage » d’œuvres, de promouvoir l’art contemporain antillais. Ce à quoi s’emploie infatigablement Thierry ALET, artiste peintre et président de l’association Frères Indépendants, à l’initiative de cette manifestation. Il le fait ici, en Guadeloupe, pour la 3ème année consécutive ; il l’a fait en novembre 2011 en Martinique, en partenariat avec ABDAPHAÏ et Patricia DONATIEN ; il le fait aussi aux Etats-Unis, que ce soit à Miami en décembre, durant la semaine de l’Art Basel Miami Beach, ou en mars à New-York au Flat Iron Hôtel à Manhattan.

 

Cette Foire de l’Art repose sur un concept qui emprunte, d’un côté, au Salon des Refusés créé par COURBET en 1867 et, de l’autre, aux Foires Internationales d’Art Contemporain, qu’elles soient nationales comme celles de Paris (la FIAC) qui en est à sa 9ème édition, ou de Lille (5ème édition en 2012), ou qu’elles soient internationales comme celles de New York, de Berlin ou de Toronto pour ne citer que celles-ci. Partant de la marginalité dont souffrent les artistes guadeloupéens non représentés sur les scènes artistiques et donc non reconnus, le principe de la POOL ART FAIR GUADELOUPE consiste à révéler des artistes émergeants. Sans établir d’échelle de valeurs, sans avoir recours à un jury établissant une sélection préalable, ce qui rétablirait alors une forme de censure, et sans procéder à l’attribution de prix.

 

Dès l’entrée par le jardin le visiteur, accueilli par les sculptures provocantes de Jérôme JEAN-CHARLES, est prié de se dévêtir de son « masque blanc » et d’un rationalisme hérité de DESCARTES, qui va à l’encontre de la perception du monde par l’Antillais. Les panneaux « Je pisse donc je suis » et « Pisse and Love » constituent une sorte d’introduction à une liberté revendiquée, mais aussi à la matérialité du corps, à ses fonctions et aux émotions qui le traversent. Bref, une introduction à l’Art par l’intimité des chambres.

 

Qu’il s’agisse du passage de « visiteurs du soir » amateurs éclairés, ou de la sortie dominicale en famille, les nombreux visiteurs avaient tout loisir d’organiser à leur guise leur parcours déambulatoire. Laissant sa place au hasard, celui d’une porte entrouverte laissant pressentir la possibilité d’une rencontre heureuse et, peut-être, s’il y a affinités, d’une discussion avec l’artiste. La visite complète nécessitant près de deux heures, les plus pressés pouvaient aussi s’en remettre à une connaissance, sollicitée afin de donner son avis sur « ce qui était à voir en priorité ». Ne risquait-t-on pas alors de rater un coup de foudre et de se priver de la jouissance d’une émotion esthétique toujours personnelle ?

 

Comment rendre compte de la multiplicité des approches artistiques ? Etaient présentes des galeries, celle de Saint-François, la Galerie CAZANOVE à GOSIER, mais aussi évidemment celle T§T que vient d’ouvrir Thierry ALET à Jarry. S’y trouvaient également des photographes, dont certains sont déjà connus (Charles CHULEM et Agnès DAHAN) et d’autres commencent à se faire une place (le très jeune Etienne ROUSSAS qui dessine avec la lumière). On pouvait aussi retrouver les sculptures de François PIQUET et d’Alex BOUCAUD qui ont fait l’objet d’expositions récentes. La technique des graffeurs du 4KG ou celle d’un artiste comme Valery GABON utilisant le stylo Bic a pu en séduire plus d’un. D’autres auront préféré l’ancrage effectué par des artistes de la Basse-Terre avec leur commune d’origine, tels Jérôme SAINTE-LUCE qui s’inspire librement des pétroglyphes de Trois-Rivières, ou Henry HILAIRE qui déréalise des paysages comme s’ils étaient soumis à l’action fluidifiante de l’eau. Francis ECK, désormais installé à Saint-Martin, avait fait le déplacement pour présenter ses toutes dernières marines, rejoint en cela par des peintres martiniquais comme MAURE et HABDAPHAï, ce dernier, attiré par la symbolique amérindienne, faisant déjà figure d’ancien. A l’opposé, venus du froid, d’autres artistes, présentés par la Spence Gallery Tonronto qui se spécialise dans l’exposition d’artistes caribéen, offraient la possibilité d’une ouverture à des imaginaires tout aussi puissants. Comme celui, figuratif, de la Jamaïcaine Zola TAYLOR.

 

 

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Ch n° 90 : Kelly SINNAPAH

 

Dans l’impossibilité de citer tous les artistes, qu’il me suffise de dire que tout un chacun pouvait faire son marché dans cette grande foire, profitant des prix très abordables que proposent des artistes émergeants dont il conviendra ultérieurement de suivre le parcours. Reste l’originalité « contemporaine » de certains artistes qui, ne se contentant pas d’exposer dans une chambre d’hôtel dans laquelle il leur était interdit d’accrocher quoi que ce soit, ont intégré cette contrainte à la présentation de leurs œuvres. Tout en opérant, subrepticement, le glissement d’un art qui se revendique traditionnellement « post colonialiste » vers un domaine rarement abordé par les artistes guadeloupéens, l’intime. Avec JOSABEL, la chambre n° 68 devient un cabinet de curiosités dans laquelle l’artiste rassemble, comme le faisait André BRETON avec les collections qui tapissaient le mur de son cabinet, une multitude de petits objets, plus insolites les uns que les autres. Des objets que JOSABEL semble sauver de la destruction et qui racontent ainsi son histoire personnelle, ses voyages mais aussi l’incendie de sa case qui détruisit le travail de nombreuses années. De son côté, la martiniquaise MAURE nous introduit, au moyen de calligraphies secrètes et de « draps » exhibés sur le lit comme les linges tachés d’une nuit de noces, dans un univers relevant du mystère. Celui de la mise en scène d’une cérémonie secrète. De façon un peu voisine, Kelly SINNAPAH n’encadre pas, elle non plus, ses « toiles » peintes. Réalisées sur des draps familiaux qu’elle dispose à l’entrée de la chambre n°90, ceux-ci introduisent le visiteur à une histoire personnelle que l’artiste va également mettre en scène. Utilisant à cet effet les meubles (lits, chaises, et cosy de lit), mais également la salle de bains, ultime espace de l’intimité féminine. On perçoit que l’espace a été pensé et reconstitué à l’aide d’un tissu d’ameublement kitch, bleu à fleurs roses. Que l’artiste à procédé à une reconstitution à l’aide d’objets personnels, de livres ouverts ou disposés en désordre, de petits doudoux et de miniatures (à l’encre de Chine ?) cerclés dans un tambour à broder, lui-même rehaussé du même motif bleu à fleurs roses. Le lit double, recouvert, suggère la fonctionnalité ordonnée du lit matrimonial, tandis que les draps du lit d’appoint, encore froissés et en désordre, évoquent l’enfance. Cet univers, très marqué par la féminité, l’est aussi par l’humour. Les chaises sont maintenues en déséquilibre par de gros livres d’art placés sous deux de leurs pieds. Face au grand lit, une brève vidéo répète, en boucle, une histoire à la fois tragique et drolatique dans laquelle un homme sera victime du charme de la femme à laquelle il n’a su résister. Une troisième jeune femme, newyorkaise, Heather VAN UXEM, nous livre des nus photographiques d’elle-même qui questionnent la lubricité traditionnellement attribuée, depuis Eve, à la femme.

Le public a répondu massivement à cette manifestation qui a été indéniablement une réussite. Elle donna lieu à une performance d’HADAPHAï le dimanche midi et fut accompagnée de deux conférences : le témoignage de l’artiste Pierre CHADRU sur sa difficulté à promouvoir l’art contemporain en Guadeloupe et la présentation à laquelle je me suis livrée de mon parcours comme critique d’art. Thierry ALET est sur tous les fronts pour promouvoir un art contemporain caribéen : le voici à Gosier, il est ALET à Basse-Terre, à Pointe-à-Pitre, à Marie-Galante, en Martinique, aux Etats-Unis. Il n’est déjà plus là. Où sera-t-il demain ? Frères indépendants aide à la visibilité d’artistes éloignés des Fair Pool de New-York, Berlin, Toronto ou Paris et réussit à rapprocher entre eux des artistes, par delà les frontières et les langues qui les séparent. Cette association contribue à faire évoluer les goûts du public et à structurer le marché d’un art qui ne doit décidément plus fonctionner, comme ce fut le cas, en chambres closes.

Le 5 juin 2012.