Exposition : Héroïnes de la Caraïbe

Par Philippe Charvein

Héroïnes de la Caraïbe : tel est le nom de cette exposition collective dont la finalité est de remettre en lumière, tout en les célébrant, des figures féminines caribéennes ; qu’elles soient martiniquaises, haïtiennes ou guadeloupéennes.

Cinq femmes de la Caraïbe sont donc mises en avant par les cinq artistes féminines conviées à l’occasion de cette exposition : Glawdys GAMBIE, JADDICT, Linda MITRAM, Shanon BARRO et Stéphanie DESTIN.

Cinq femmes qui, sous les différents médiums utilisés par les artistes, retrouvent un visage ; leur visage au moyen duquel elles affichent et réaffirment une identité et une présence que l’histoire et le temps avaient reléguées au second plan ou à l’oubli.

Par le biais de ce visage ainsi restauré par les artistes, nous redécouvrons la place et le rôle que chacune de ces femmes a joué à un moment donné de notre histoire ; qu’il s’agisse de la lutte contre l’esclavage ou de la défense des arts et de la culture, vecteurs précisément d’une identité à la fois noire et plurielle.

Elément central s’agissant de cette exposition : l’utilisation de moyens modernes et des nouvelles technologies « démultipliant » les possibilités dans la restitution du visage de ces femmes ; dans la restitution d’une destinée humaine, en fin de compte, parvenant à une forme d’éternité.

Dès l’entrée dans la salle d’exposition, notre attention se porte sur la « figure » de Marie-Thérèse LUNG-FOU, proposée par JADDICT. Marie-Thérèse LUNG-FOU, qui, rappelons-le, fut la première femme sculpteur de la Martinique, en même temps qu’elle fut conteuse, poète et peintre.

Artiste complète, donc, à laquelle JADDICT rend hommage en évoquant l’œuvre qui a fait connaître cette dernière en 1936 ; une œuvre de jeunesse intitulée précisément : « Tam Tam ». Une œuvre représentant un travailleur des champs, à califourchon sur un tambour, sculpté dans un bloc de pierre (pièce maîtresse du pavillon artistique des fêtes du Tricentenaire à la Martinique).

Sur l’œuvre que nous propose aujourd’hui JADDICT, construite autour des procédés du « mixte/3D » et de la « découpe sur bois sur peinture », point de travailleur des champs ! Plutôt une figure féminine représentée, restituée – surtout –par le biais d’arabesques ; lesquelles dessinent une forme humaine abstraite jouant du tambour.

La figure de Marie-Thérèse LUNG-FOU devient donc elle-même un motif artistique à part entière…une œuvre d’art.

Notons que ces représentations de la première femme sculpteur de la Martinique sont dupliquées par le biais de structures de formes différentes. Manière, pour JADDICT, de célébrer le talent multiple de cette artiste née au début du 20ème siècle, lui conférant une forme d’éternité !

Une forme d’éternité qui, précisément, est restituée par cette action consistant à jouer du tambour…évocation métaphorique d’une beauté du geste encore là et qui est « saluée », sublimée par un arrière-plan sans cesse renouvelé, fait de couleurs et d’éclosions elles-mêmes multiples !

Après la figure de Marie-Thérèse LUNG-FOU, celle de Lumina SOPHIE s’impose à nous avec l’énergie et la détermination qui la caractérisaient dans sa lutte contre la permanence des préjugés racistes bien après l’abolition de l’esclavage.

Premier parti pris artistique privilégié par Stéphanie DESTIN : représenter la femme noire, à la fois dans toute sa verticalité et dans toute sa combativité, comme en témoigne cette grande sculpture construite autour du procédé du « mixte/3D » la montrant en train de courir, sans doute dans la perspective d’une confrontation imminente.

Le coutelas et la torche qu’elle tient dans ses mains, témoignent précisément de sa volonté d’en découdre.

Deuxième parti pris artistique : ce choix – là aussi – de la duplication ; la personne même de Lumina SOPHIE étant démultipliée par le biais de cinq petites sculptures…manière, pour Stéphanie DESTIN, de restituer la présence d’une femme qui n’hésitait pas à multiplier les lieux de confrontation…se « démultipliant » pour faire triompher les idéaux en lesquels elle croyait, risquant sa propre personne physique.

Que dire de cette petite tête tressée au centre si ce n’est qu’elle évoque métonymiquement…la tête pensante qu’était l’insurgée, à l’origine de toutes les stratégies ?

« Doudou » : tel est le titre de la réalisation qui s’offre ensuite à nos regards. Une marionnette antillaise quasi-personnifiée dont la particularité est d’être constituée de deux têtes rapprochées par un collier constitué de coquillages. Sans doute s’agit-il ainsi pour Glawdys GAMBIE d’évoquer artistiquement l’un des talents de Suzanne LACASCADE, pionnière du mouvement de la négritude certes…mais également marionnettiste.

D’un point de vue métaphorique et symbolique, la marionnette antillaise que nous avons sous les yeux, évoque une identité noire à l’ancrage et à la jeunesse renouvelée et redoublée, comme en témoignent ces deux têtes.

Il y aurait également ici une allusion symbolique à l’héroïne de l’unique roman publié de Suzanne LACASCADE (roman intitulé : « Claire-Solange, âme africaine », paru en 1924 et couronné d’un prix littéraire l’année suivante) : une enfant, une petite fille, soucieuse, dès le départ, de revendiquer son identité noire et les liens qui ont construit celle-ci, en dépit du déracinement auquel elle a été contrainte.

Deux autres représentations de Suzanne LACASCADE s’imposent d’emblée à nous : une gravure sur miroir avec une impression 3D intitulée : « Précurseure » et trois disques la dupliquant, la gravant sur leur support.

Objectif affichée de Glawdys GAMBIE : mettre en avant – et avec éclat – la présence de cette femme écrivaine, « précurseure » du mouvement littéraire de la négritude. Il est intéressant de remarquer à ce niveau que le titre de l’œuvre est à la fois un nom et un adjectif ; ce qui illustre bien cette volonté, chez l’artiste, de remettre en lumière et au premier plan les apports à la littérature dont l’écrivaine fut à l’origine.

La symbolique du miroir permet justement cette remise en lumière dans la mesure où la figure féminine qui y est surimposée, gravée, …l’est pour l’éternité… réactualisée, qui plus est, à chaque fois qu’une personne « se » regarde dans la glace. Manière, pour l’artiste, de figurer symboliquement une identité qui se renouvelle en permanence !

La figure gravée sur le miroir acquiert une aura et une beauté – aristocratiques – préservées de toute dégradation.

Aura et beauté redoublées par le biais de ces trois disques sur lesquels se trouvent surimposée la figure poétisée de Suzanne LACASCADE. Manière, pour Glawdys GAMBIE, de la rapprocher davantage de nous et de nos préoccupations. Nous sommes enfin sensibles à une sorte de « Trinité » du fait de ces trois disques redoublant la valeur même de la personne de cette femme jetée dans l’oubli !

Comment réhabiliter une femme perçue comme folle à son époque ? En lui redonnant tout simplement son visage.

Tel est le parti pris artistique de Linda MITRAM, s’agissant de Man MARIE-SAINTE DEDEE BAZILE, surnommée « Défilée la folle » et dont on dit qu’elle aurait pleuré le corps supplicié de Jean-Jacques DESSALINES, le premier empereur d’Haïti.

Motif capital, donc : ce visage serti dans sa structure en fer. Visage d’une femme rehaussé – prolongé ? – d’une coiffe imposante accentuant justement son humanité affichée et…retrouvée. Visage d’une femme posant un regard désabusé sur les évènements.

Plus important, toutefois : le visage d’une femme que l’on regarde ; que l’on prend en considération et dont on mesure les sentiments.

Notons également cette volonté, chez Linda MITRAM, d’inscrire cette femme (évoquée d’ailleurs respectueusement par le terme créole « Man ») dans une totalité signifiante, comme l’indique cette grande roue lui servant de cadre et de… « couronne ».

Terminons cette relation par l’évocation de l’œuvre de Shanon BARRO intitulée : « La Mulâtresse Solitude ». Œuvre bien singulière puisque mêlant vidéo, nouvelles technologies, recherches littéraires.

Œuvre bien singulière puisque l’artiste marque surtout sa présence par le biais d’une vidéo lancée en boucle et par le biais de laquelle elle explique sa démarche ; revient sur son parcours, ses réalisations passées, tout en expliquant comment, avec l’aide des nouvelles technologies parmi les plus élaborées, elle a pu donner naissance à une… « nouvelle Mulâtresse Solitude ».

Occasion, en effet, pour nous, d’apprécier un discours se faisant métalangage ; l’artiste nous expliquant – en situation – les modalités de son travail ; nous donnant à voir telle ou telle étape clé ; nous conviant à assister à la naissance « numérique » de la femme recréée.

Occasion, en effet, pour nous d’apprécier le visage recomposé d’une femme – vêtue d’un tee-shirt – évoluant dans un jardin paradisiaque et primordial ; comme s’il s’agissait, pour l’artiste, de donner une nouvelle jeunesse à cette combattante de la liberté ! Comme s’il s’agissait ainsi pour l’artiste de donner une nouvelle épaisseur à cette femme dont nous connaissons finalement peu d’éléments concernant son existence…un peu à l’instar du roman d’André SCHWARZ-BART ! Cette femme dont nous nous rappelons qu’elle a participé à l’insurrection déclenchée par Louis DELGRES contre le rétablissement de l’esclavage en 1802.

Philippe CHARVEIN, le 15/09/2025