Ethnographies des mondes à venir — Dialogue pour un autre rapport au vivant

— Par Sabrina Solar —

Quand un anthropologue de renommée mondiale et un dessinateur engagé croisent leurs regards, c’est tout un horizon qui s’ouvre. Dans Ethnographies des mondes à venir (Seuil), Philippe Descola, professeur émérite au Collège de France et figure majeure de l’anthropologie, et Alessandro Pignocchi, ancien chercheur en sciences cognitives devenu auteur de bande dessinée écologiste, s’installent dans une conversation libre, stimulante et parfois décapante.

Leur point de départ est simple : si nous voulons éviter l’effondrement écologique, il nous faut transformer radicalement notre rapport à la nature, aux territoires et aux êtres vivants non humains. Mais derrière cette injonction, que recouvre concrètement un tel changement ? Comment concevoir des formes de société qui intègrent pleinement plantes, animaux, rivières ou forêts comme parties prenantes ?

Philippe Descola rappelle que la distinction entre « nature » et « culture », si centrale en Occident, est loin d’être universelle. Elle est même exceptionnelle dans l’histoire humaine. Ce cadre de pensée, qu’il qualifie de naturalisme, a façonné nos institutions, notre économie et nos subjectivités. Or, en plaçant les humains à part du reste du vivant, il a ouvert la voie à leur exploitation illimitée des milieux — une dynamique dans laquelle capitalisme et socialisme historiques ont également joué un rôle.

Face à cet « arraisonnement naturaliste », Alessandro Pignocchi introduit un autre terrain : celui des luttes territoriales et des expériences de vie collective, des ZAD françaises aux communautés autochtones d’Amazonie, notamment les Achuar. Ces pratiques concrètes esquissent un modèle hybride où pourraient coexister structures étatiques et territoires autonomes, multipliant les façons d’habiter et de cohabiter.

Les auteurs posent des questions cruciales : comment desserrer l’emprise de la sphère économique, qui réduit tout — humains comme non-humains — à une valeur marchande ? Comment libérer des espaces pour que d’autres formes de mondes puissent émerger ? Ils envisagent des pistes : communalismes, confédérations démocratiques, municipalisme… autant de tentatives pour recomposer nos manières de vivre ensemble en intégrant pleinement le vivant.

Ce dialogue, ponctué de planches de bande dessinée au ton à la fois drôle et acéré, ne se contente pas d’exposer des concepts : il les met en mouvement, les confronte à des situations vécues, et les ouvre à l’imagination. Des mésanges punks aux politiciens nomades et anthropophages, Pignocchi détourne la réalité pour mieux la faire voir.

Au-delà de l’érudition, Ethnographies des mondes à venir se lit comme une invitation à « penser la diversité » : reconnaître que nos façons de faire monde ne sont ni uniques, ni immuables, et que les institutions ne sont jamais que des idées incarnées dans des pratiques. Comme le résume Descola, « c’est d’abord dans la tête que l’on change de monde ».

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