« Et si la République avait vieilli, s’était sclérosée au point de devenir un régime ancien ? »

— Par Pierre Serna. Professeur d’histoire de la Révolution Française, Université Paris I Panthéon-Sorbonne —

la_repu-2Qui peut encore croire à une République indépassable ? À son pacte social ? À sa vigilance quant aux problèmes qui nous rongent ? En posant ces questions iconoclastes, l’historien Pierre Serna explique la désaffection à l’égard de ce régime. Et fait de l’imagination, le levier d’une révolution qui puisse construire un monde nouveau.

À quoi sert un historien si ce n’est à expliquer le sens du temps passé et lui enlever toute forme d’évidence qui le relie de façon mécanique au présent ? Le présent n’a rien d’immuable et je demande toujours aux étudiants de se rendre compte que la monarchie en 1789 était pour l’écrasante majorité des Français, leur régime, certes avec des problèmes, des limites, des défauts terribles, mais c’était leur univers mental et leur horizon d’attente à transformer, à réformer… avant qu’en quelques semaines, en moins d’un été, Mirabeau n’invente de façon assez géniale le concept d’Ancien Régime, stigmatisant pour le reste de l’avenir la monarchie comme une chose ancienne, dépassée, surannée, qui pourrait revenir mais qui ne s’imposerait plus jamais… De là l’évidence d’avoir atteint le futur avec l’arrivée de la République comme régime indépassable, pour les siècles des siècles à venir ? N’est-ce pas le contraire qui commence doucement à s’imposer à nous, tel un tabou qui tombe, douloureusement, il faut l’écrire, pour les républicains que nous sommes…

UN TEMPS DE DÉCRÉPITUDE

Et si la République avait vieilli, s’était sclérosée au point de devenir un régime ancien ? En 2012 encore, Jean-Luc Mélenchon a fait rêver avec sa VIe République, comme un ultime espoir de relancer, de réinventer, de réenchanter le régime auquel nous tenons tant. Las… qui en parle encore aujourd’hui ? Que s’est-il passé pour qu’aujourd’hui la République apparaisse comme un régime presque sénile, entré dans une retraite stérile, dans la défense de ses acquis ? Une modernité est arrivée qui a brisé le lien consubstantiel entre la république et la démocratie. La première est un système de valeurs abstraites à comprendre, à intégrer et à défendre au quotidien, mais qui y croit encore alors que la gauche au pouvoir détruit au fur et à mesure le pacte républicain, avec ses pactes économiques, son pacte sécuritaire, autant de moyens de masquer son incapacité à incarner un idéal de gauche ? L’âge du renoncement est devenu un moyen de gouverner de plus en plus au centre droit, libéral. Comme un temps de décrépitude, de fin de règne. Les Grecs croyaient-ils en leurs dieux ? Et les Français, croient-ils en leur République aujourd’hui, c’est-à-dire en un pacte social fondé sur l’égalité d’abord et avant tout, qui détermine la liberté, le tout dans une régulation politique garantie par l’État qui est l’affaire de tous dans la défense des intérêts sociaux du plus grand nombre ? Qui croit à cela aujourd’hui ? Qui veut croire à cela au-delà de quelques cercles, dont les lecteurs de ce journal qui me font l’honneur de continuer à lire ces lignes ? Manifestement pas plus de 10 % des Français.

La démocratie existe, la preuve : le suffrage universel récemment consulté, mais comme une opération technique de comptage d’un électeur sur deux, dont le quart rejette la République définie par l’égalité de tous, et source de notre prospérité commune. La démocratie représentative née de la Révolution n’existe plus. Sans valeur républicaine, la démocratie tourne au système plébiscitaire, une feinte de liberté, vers laquelle nous risquons de nous précipiter. Sans démocratie, la République n’est qu’une collection de privilèges qu’une caste sociopolitique conserve dans l’aveuglement de sa perte. Aujourd’hui, nous sommes dans cette situation. La République semble usée, sans idée pour le futur autre que la guerre contre un ennemi que l’on va chercher à des milliers de kilomètres, sans vouloir se rendre compte que les problèmes sont ici et nous rongent.
Se lamenter ? Se désoler ? Regarder le passé et en appeler aux valeurs mythiques de la Révolution française ? Battre sa coulpe ? Est-ce bien cela que nous aurons retenu des leçons de résistance des historiens proches et moins proches du Parti communiste : Jean-Pierre Vernant, Albert Soboul ou Marc Bloch ? Non, l’histoire n’est pas seulement la connaissance du passé : elle est la préparation de l’impossible à advenir, demain. L’histoire est l’utopie en marche, sinon elle devient la nostalgie d’un âge d’or qui n’a jamais existé, ou la célébration commémorative des révolutions passées et désormais closes.

LA RÉVOLUTION À VENIR

En effet, heureusement, ce ne sont pas les historiens qui font les révolutions. Elles éclatent sans prévenir là où les analystes ne le prévoyaient pas, là où elles sont impossibles, sinon ce ne serait pas des révolutions. Les Tunisiens, l’avenir le dira, ont mis de façon remarquable l’avenir en route, à leurs risques et périls, mais avec un courage inouï. Le futur vient de recommencer depuis 2011 et le combat dans lequel se trouvent nos amis de l’autre côté de la Méditerranée doit nous éclairer et nous sortir de notre torpeur pour inventer l’impossible positif, celui de l’impensable dans nos structures : la révolution à venir.
Certains parieront sur la jeunesse, les chômeurs, les classes moyennes ; je fais une autre hypothèse, née de façon loufoque diront certains, mais que j’assume tranquillement. Il est un film ridicule, typiquement américain, du nom de « Red » (« Retraités et extrêmement dangereux »), qui présente selon la recette hollywoodienne quelques acteurs sur le retour qui se rebellent contre un système pour lui infliger une défaite cuisante, n’ayant rien oublié du maniement des armes. La comédie naît du décalage entre l’âge des héros et leur vitalité, tout autant que leur capacité à moucher les petits jeunes du Pentagone.

L’URGENCE DE VIVRE

Transposons cela dans nos mondes européens à l’aune tragique de ces quelques personnes âgées qui se sont immolées ou suicidées en Grèce par désespoir social et face à l’injustice des plans d’austérité qui devaient ponctuer leurs derniers jours. Comme souvent, la violence sociale se retourne contre le corps des opprimés avant que ceux-ci ne décident de la retourner contre les dominants. Une révolution naît d’une entente impossible à penser, et conjoncturellement impensable, (peuple/armée par exemple). Comment, pour poursuivre cette hypothèse, concevoir « les vieux », les Red ­ cela tombe bien, dans la langue de Shakespeare et de Bush, cela veut aussi dire rouge ­, comme l’avenir de la révolution ? Pour la première fois dans l’histoire, une catégorie de personnes a été inventée (après l’adolescence entre le XVIIe et le XIXe siècle), le troisième âge (entre le XIXe et le XXe siècle, le XXIe siècle devant gérer le 4e âge), qui se structure avec des retraites, des protections et une population en forme, éduquée, et consciente de la fragilité sociale désormais de son sort, encore plus soucieuse de ses petits-enfants depuis qu’un repli frileux des familles sur elles-mêmes a inventé cette nouvelle relation grands-parents/petits-enfants. Nous, les actifs, avons peur le plus souvent pour nos enfants et nos anciens. Nous luttons dans des cadres ordonnés, mais qui veut réellement renverser le système, qui se sent à ce point en danger pour percevoir d’autres menaces, plus globales ? Lorsque les vieux dont la vie active est finie seront acculés à subir des conditions de retraite toujours plus difficiles, que ferontils ? Comprendront-ils qu’ils seront rejetés au faciès de leur vieillesse, autre « gap » du XXIe siècle, après ceux de la race et du genre ? Le vieux ­ mais maintenu jeune par les progrès de la science ­, ainsi catégorisé, se laissera-t-il faire ou bien évoluera-t-il avec les autres rejetés au faciès, les jeunes à la marge des villes, à la marge de la société, et l’impossible adviendra-t-il entre deux catégories, non socioprofessionnelles ou de travailleurs, mais deux populations de génération différente, abolissant la lutte des classes… générationnelle, (un des fondements de l’idéologie bourgeoise trop peu dénoncé), pour construire un nouveau monde ? Une nouvelle fédération des peuples entre Europe et autres rives de la Méditerranée ? Comme une évidence impossible à penser aujourd’hui et histoire de demain ? Comme une urgence pour vivre et refonder la vie autrement, pour partager les richesses autrement, pour penser l’environnement et ses ressources différemment, pour ne plus mettre en avant consommation mais partage de culture et de savoirs, à égalité.

UN NOUVEAU RÉGIME

L’imagination est désormais notre arme. Elle seule permettra d’inventer le futur dans ce qu’il ouvre de promesses, pour que l’idée de l’humain réconcilié avec tous les autres vivants survive. Qui imaginait l’abolition de la monarchie en 1789 et bien plus encore, l’abolition de l’esclavage, par les députés en février 1794, lorsque la servilité était le moteur de l’économiemonde ? Qui osera faire de notre jeunesse, de toute notre jeunesse sans exception, et de nos vieux débordant de vitalité, les concepteurs du nouveau régime, demain ? Le souffle de la révolution a recommencé en 2011. C’est ainsi. Les conservateurs rances de tous bords n’y peuvent plus rien et c’est tant mieux. Nos systèmes sont en passe de devenir d’anciens régimes, évidemment travaillés par les forces contre-révolutionnaires. À nous d’être à la hauteur de l’impossible et de l’aider à advenir.

Publié sur l’Humanioté.fr