Espace Aimé-Césaire. L’architecte du Mucem fait œuvre dans le quartier du Luth à Gennevilliers

— Par Pierre Duquesne—

espace_aime-cesaireLe poète bétonneur Rudy Ricciotti 
et le plasticien 
Hervé Di Rosa 
ont cosigné 
le nouveau centre culturel et social 
de Gennevilliers (92), implanté au cœur de la cité de la ville. Cette réussite architecturale est déjà un succès populaire.

Aimé Césaire a ouvert ses entrailles. L’espace culturel et social portant le nom du poète antillais a été inauguré, ce week-end, en plein cœur du quartier populaire du Luth, à Gennevilliers, dans les Hauts-de-Seine. Jusque-là, l’édifice a longtemps paru pour ce qu’il est : un cube monolithique blanc, lacéré de fines entailles. Un bloc énigmatique de béton, percé par quelques coups de couteau. On rapporte même que certains habitants l’appellent la Kaaba, la nouvelle Mecque du quartier.

Installé au cœur d’une cité de 3 250  logements, dont 75 % de HLM, ce lieu ouvert à tous accueillera une médiathèque, des cours de musique, une permanence d’avocats ou d’écrivains publics, des ateliers de danse Bollywood, country ou africaines et même une cuisine pour créer des rencontres, du partage. Un carrefour « des origines, des cultures, des générations » qui fera la démonstration, comme Aimé Césaire, « que l’on peut être fier de son identité et prôner l’universalité », explique Jacques Bourgoin, maire PCF de la ville.

Dans cette énorme boîte, « il n’y aura pas place à la mystification », ajoute Rudy Ricciotti, architecte à qui l’on doit le département des arts de l’islam du Louvre ou le MuCEM de Marseille. « Je voulais, détaille ce poète bétonneur, qu’après avoir déambulé sur l’avenue Lénine, longue rue aux mille fenêtres identiques, on tombe sur une lanterne magique. »

Faïmatou Bouraima est éblouie. « On ne sait pas ce qu’il y a l’intérieur, mais une fois dedans, c’est très beau, confie cette habitante de trente-neuf ans, lors de sa première visite. Et cela change, surtout, la vision du quartier. » Au sens propre comme au figuré. Les entailles horizontales, parfois longues de 9 mètres, cassent les perspectives verticales et perpendiculaires des immeubles du Luth. Très effilés à l’extérieur, ces interstices semblent s’élargir une fois à l’intérieur, laissant passer une grande quantité de lumière. « Il faut aussi venir le soir, conseille Faïmatou, quand l’espace Aimé-Césaire illumine tout le quartier. »

Les brèches, parfois situées dans les angles du bâtiment, sont un vrai tour de force. On imagine déjà ceux qui bossent sur les chantiers, et ils doivent être nombreux au Luth, se demander comment tout cela peut tenir debout. « Les façades ont été armées comme un plancher », ajoute le facétieux Ricciotti, qui ne peut concevoir la vie sans relever des défis techniques. Il y a, chez lui, une volonté permanente de mettre en lumière les hommes qui bâtissent. Surtout ceux qui, comme son père et son fils, travaillent dans l’ombre. Qu’ils soient ouvriers, artisans ou ingénieurs, les compagnons du bâtiment ont « une mémoire du travail », « une culture de l’expérience », souligne l’architecte de Bandol. « Autant de métiers qui ne peuvent être délocalisés. Le gouvernement devrait l’entendre s’il veut créer de la croissance et de l’emploi. »

Au Luth, vieux de quarante ans à peine, il importe, selon Ricciotti, de « revenir à une culture du récit, de la narration, à l’usage des signes ». La manière d’expérimenter la matière, de la faire parler, écrit-il dans son dernier livre (1), « c’est la possibilité romantique de croire à une transformation du monde, d’être prêt à en découdre, d’affronter la réalité en essayant de conserver un sens critique ».
À Gennevilliers, il renouvelle l’appel lancé dans son pamphlet. « Arrêtons d’être colonisé par les névroses du minimalisme et du conceptuel, qui ne sont que les vecteurs de l’impérialisme vaudou des mythologies anglo-saxonnes. » Ricciotti coule les formules, comme il coule le béton. Et du béton armé, de préférence. Ce matériau, explique-t-il, est « une mère pour tous ». « C’est une chaîne courte de production. Sable et ciment sont disponibles économiquement. Ce n’est pas une terre rare, un produit spéculatif, on peut en fabriquer très facilement partout sur la planète. (…) Personne n’est propriétaire du béton. » À Marseille, ou au stade Jean-Bouin, à Paris, il en a fait de la dentelle ; au Luth, il le cisèle, le larde, le perce.

« Son œuvre est comme un écrin », note Anne-Marie Naït-Oumeziane. Cette habitante d’un quartier voisin, espère qu’ils « seront nombreux à franchir la porte de l’espace pour le faire vivre ». Ils seront vite happés par son antichambre, habillée par Hervé Di Rosa. « On m’a demandé de faire des meubles, mais j’ai préféré créer des sculptures. Des sculptures pour s’asseoir dessus ! » explique l’artiste sétois, attaché à créer des passerelles entre les objets du quotidien, les arts modestes et l’art contemporain. « Il y a des vieux Français d’origine maghrébine qui sont arrivés dans les années cinquante et qui vivent ici. Notre rêve, c’est que le matin ils viennent là pour boire le café, lire leur journal, plutôt que de rester dans leur petit HLM. Qu’ils respirent, quoi ! » Ses chaises réalisées avec l’aide d’artisans camerounais ont rapidement trouvé preneurs, sous le regard d’Aimé Césaire. Le buste du poète antillais est porté par immense un totem robotique, qui se libère de ses chaînes. « Il ne veut pas libérer l’homme noir, prévient Di Rosa. C’est plutôt l’homme blanc, l’“homo industrius” qu’il faut libérer de tous ses écrans, de ses portables. »

Il a aussi fait entrer la ville dans le hall, à l’aide d’une immense fresque de 850 m2, rouge sang. Une ville industrieuse et onirique, dessinée pour « offrir un panorama » aux personnages qu’il crée depuis trente ans, et qui peuplent sa « diromythologie ». « Ce n’est pas une BD, prévient l’artiste. Chacun pourra y puiser ce qu’il souhaite, se raconter mille histoires. »

Et ainsi passer, peut-être, des mille fenêtres aux mille rêves. C’était l’ambition du maire pour ce quartier en mutation, « aujourd’hui désenclavé par le métro et le tramway ». « L’espace Aimé-Césaire, explique l’élu communiste, favorisera une ouverture définitive du quartier du Luth à toute la ville. » « La ville va aussi s’ouvrir au Luth », complète une habitante. « Notre quartier a trop longtemps souffert de l’image de violence relayée pendant tant d’années par les médias », explique Faïmatou. Aujourd’hui, l’espace Aimé-Césaire montre enfin qu’il est aussi, comme l’a écrit le père de la négritude, « une aire fraternelle de tous les souffles
du monde ».

(1) L’Architecture est un sport de combat, éditions Textuel.

Pierre Duquesne

http://www.humanite.fr/culture/espace-aime-cesaire-l-architecte-du-mucem-fait-oeu-550062