Entropic now : salut mon frère, mon amour, je suis une sorcière

— Par Roland Sabra —

Entropic now

Avec Entropic now Christophe Haleb poursuit indéfectiblement ses recherches entreprises il y a déjà un quart de siècle, lorsqu’il fonde la Compagnie La Zouze, atour des écritures pluridisciplinaires, du travail artistique collaboratif, de la mise en relation d’univers scéniques , plastiques et auditifs, hétéroclites et séparés dans leur apparence mais relevant d’une seule et unique exigence, celle de l’échange. Démarche plurielle donc qui à travers des «installations performées» restitue dans la mouvance de l’instant le reflet bigarré des espaces collectifs en proie aux logiques singulières d’appropriation de foules composites en leur essence. Entropic Now est donc une installation audiovisuelle et chorégraphiée, née d’un dialogue ( trilogue  ou trialogue?) entre des jeunesses de La Havane, de Marseille et de Fort-de-France. Installation dans un endroit de passage, vers l’ailleurs, vers l’étranger, un lieu, anonyme, impersonnel, froid sous le soleil, un espace qui n’est qu’un moyen tendu vers une destination, dans lequel on ne reste pas : la gare maritime de Fort-de-France a été choisie pour la première de cette création. Plus qu’un clin d’œil à l’archipellisation glissantienne du monde il y avait là comme un hommage à la pensée du chantre des créolisations généralisées. A de grands écrans fixes, s’ajoutaient des projecteurs mobiles, qui multipliaient les récits visuels et sonores, des jeunesses différentes et semblables des quartiers délaissés par la Canebière, aux espaces en déshérence de Fort-de-France, en passant par les extrémités du Malecon, le vrai, le seul et non pas son misérable ersatz foyalais. Les tout jeunes danseurs du lycée Bellevue, certains ont débuté leur pratique il y a quelques mois à peine, au milieu du public sollicité de toute part, allaient et venaient, visages impassibles, imitant, telle ou telle posture, pour inviter dans un dialogue muet à une interrogation sur les pratiques physiques, les styles de vie, les paysages, les espaces publics et la place faite aux jeunesses qui à Cuba, en France, en Martinique balancent entre rupture et continuité, entre dépendance et interdépendance et crient au monde, qui semble l’avoir oublié qu’on ne devient humain que par la relation. Elles sont là et on ne les voit pas ou alors à travers le prisme déformant jeunesses passées.

 

Salut mon frère, mon amour..

Plus que l’insatisfaction, la déception souligne l’écart entre les attentes pré-existantes et la réalisation. Elle est donc à interroger tant du coté de l’avant de l’acte que dans son après-coup. Les extraits vidéo vus lors des conférences  « Discriminations raciales et genrées dans la danse contemporaine martiniquaise » laissaient espérer plus qu’il n’a été restitué sur le plateau de la salle Frantz Fanon de Tropiques-Atrium. Là encore, la place prépondérante du théâtre parmi les arts de la scène déborde et colonise. Il y a d’abord ce tropisme, c’est le mot, qui consiste à montrer les entrailles de l’espace de jeu, la scène est à nue. On prétend ne rien cacher et toujours rappeler que le réel est insaisissable et qu’il ne peut être que re-présenter accompagné de la trahison constitutive d’une énonciation. Accessoires et costumes sont là sous les yeux du spectateur posés sur une table, un tréteau, quelques chaises qui n’auront que cet usage. Saisies d’objet et changements de costumes se feront au vu de tous. Et puis il y a cet attrait irrésistible pour la prise de parole sur le plateau souligné par la présence de micros de plain-pied. Loin d’être un théâtre dansé, les prestations ne sont, pas toujours mais trop souvent que de la danse parlée. Peut-être s’agit-il là d’une jouissance « parolisée » (Lacan).

Jean-Hugues Miredin et Laurent Troudart diluent leur propos qui est clairement celui de l’intersectionnalité et c’est leur immense mérite d’oser, car c’est une audace ici en Martinique d’affirmer dans un spectacle que le racisme, le sexisme, l’homophobie ne peuvent être expliqués totalement de façon séparée mais qu’ils se recoupent, se confortent, s’épaulent et se construisent les uns les autres. L’intersectionnalité est autre chose que la juxtaposition des situations de domination. Elle est leur mise en relation pour mieux les interroger. Et c’est ce qui manque au travail de la Cie Art&Fact. De belles trouvailles, drôles, émouvantes qui jouent de la tendresse et de l’ironie sont restituées sous la forme d’un patchwork décousu. Chaque élément en lui-même recèle une certaine beauté que sa juxtaposition avec d’autres assombrit. Des longueurs et trop peu de danse obèrent le rythme du spectacle. Il serait vraiment dommage que ce travail ne soit pas poursuivi, approfondi avec persévérance.

I’m a Bruja

Annabel Guérédrat tombe dans le même travers. Elle commence par s’avancer, rideau baissé, sur le proscenium et entame, juchée nue sur des aiguilles, un play-back de cantatrice qui finit par dérailler. Il y a une faille. La suite va expliquer le pourquoi de la chose. Sur l’avant scène, coté cour, un cercle lumineux, de guirlandes ou de bougies électriques, va la contenir le temps d’une gestation. De ce rond-ventre elle sortira pour revêtir une tenue de sorcière de la tête cagoulée de noir aux pieds enchaussés de lumières vertes. Il lui faudra tout un temps pour se défaire de cette assignation identitaire de sorcière. De nouveau nue elle se frottera aux néons du succès de son émancipation pour retourner au ventre matriciel inaugural couverte des paillettes d’or bleu et de lumières. Et il y a cette marque de fabrique  » guérédratienne » qui consiste à choisir un univers sonore au dessus du lot.  Le Cum Dederit Tecum Principium  de Vivaldi, interprété par Philippe Jaroussky, sauf erreur, à la mi-temps du spectacle était une belle option.

Cette lecture n’est pas la seule possible. Il en est d’autres plus ceci ou plus cela. Sans aucun doute. Et puis Mathilde dos Santos , membre de l‘AICA Caraïbe Sud, n’affirme-t-elle pas «  Aussi bien la danse moderne que post-moderne  se démarquent du Ballet classique par le refus de la narration ». Mais alors qu’est-ce que la narration?

Autant le travail présenté par Annabel Guérédrat lors des Conférences ci-dessus nommées était intéressant autant cette dernière prestation peut susciter l’ennui, d’une partie du public. Une partie seulement car les applaudissements ont été nourris et chaleureux. Qui sait?  La déception est plus à interroger du coté du destinataire que de l’émetteur.

Fort-de-France, le 05/05/2018

R.S.