Entretien avec Sébastien Lifshitz, metteur en scène du film  » Adolescentes »

À Madiana. À partir du 25 septembre. Horaires ci-après.

Pourquoi 12 ans comme point de départ pour vos deux héroïnes ?
Parce que justement c’est un départ mais aussi une arrivée. A cet âge clef, on abandonne l’enfance mais en même temps perdure une certaine inconscience et une innocence du monde. C’est aussi l’âge où en général on vient de quitter le primaire pour entrer au collège et peu après le lycée. C’est aussi un temps où les injonctions à se définir, injonctions familiales, sociales et sexuelles, commencent à se faire pressentes. Qui es-tu ? Que désires-tu ? Quels sont tes talents, tes compétences ? Comment envisages- tu ton avenir ? Autant de questions qui sont encore ouvertes mais qui instillent un état de doute, de désarroi et souvent de perdition. La majorité des adolescents à cet âge-là n’ont aucune réponse à ces questions. Je parle du fin fond de ma propre expérience. Mes parents ont divorcé quand j’avais 11 ans. Pour moi, la fête était finie, les masques tombaient. J’assistais impuissant à la faillite d’un couple et à l’effondrement de ma famille. Mon adolescence a été un moment assez perturbé et chaotique. Me trouver a pris du temps.

A l’origine, envisagiez-vous d’emblée de suivre la vie de deux adolescentes ?
Non, au départ, je pensais plutôt à un garçon, parce que je suis un homme et que j’imaginais un peu bêtement qu’un regard masculin sur une jeune fille serait perturbant pour elle, surtout à un âge où le corps change autant. Mais en faisant les castings et lors de la préparation du film, tout a changé et mon intérêt s’est soudain porté non pas sur une, mais sur deux filles !

Ce changement doit-il beaucoup au lieu du tournage ?
Le casting fut d’abord un casting de ville. Il y a un archétype, pour beaucoup figé par la télévision, qui fait coïncider adolescence et banlieue. Pour m’éloigner de ce cliché, je me suis mis à chercher
une ville de province, un peu neutre et dormante. Brive, sous-préfecture de la Corrèze, s’est imposée d’évidence. C’est une ville moyenne d’environ 50.000 habitants, où la délinquance est anecdotique, et qui présentait l’avantage majeur pour mon projet de posséder une dizaine de collèges-lycées qui drainent tous les enfants des alentours. En plus, Brive est une ville où le passage des saisons est très marqué. Il peut faire très chaud en été et assez froid en hiver. Cette incarnation des saisons était une part importante du projet : filmer le passage du temps.

Concrètement comment s’est passé la recherche et la découverte de vos personnages ?
J’ai contacté tous les proviseurs des collèges de la ville qui tous ont été intéressés par l’idée qu’on prenne le temps pour accompagner une adolescence au long cours, dans ses passions, ses doutes, ses métamorphoses, et aussi les pressions subies, y compris à l’école. Mais tous mes interlocuteurs me posaient la même question : Pourquoi un garçon ? Pourquoi pas une fille ? Car tous m’ont fait observer, suite à leurs années d’expérience, que les filles avaient particulièrement changé depuis une quinzaine d’années. Alors que les garçons d’aujourd’hui ne sont finalement pas si différents de ce qu’ils étaient 15 ans auparavant. Un peu nigauds, un peu immatures, des enfants qui n’en finissent pas d’être des enfants. A l’opposé, ils avaient le sentiment que les adolescentes d’aujourd’hui sont plus libres, plus indépendantes, plus sensibles aussi à une certaine égalité de traitement, moins soumises qu’on veut bien le dire. Même si la question de la réputation reste pour les filles très importante, à Brive comme ailleurs, dès lors qu’elles rentrent pleinement dans la sexualité. Lors des castings, cette consistance des filles était évidente : plus intervenantes, plus drôles, plus parlantes.

Donc ce fut une fille, ou plutôt deux, Emma et Anaïs…
C’est un cadeau du hasard. A priori, on ne pouvait pas imaginer plus antagonistes que ces deux-là, tant au niveau social que psychologique. L’une vient d’un milieu bourgeois et instruit, l’autre d’un monde plus populaire. Et un beau jour, j’apprends non seulement qu’Emma et Anaïs fréquentent le même collège mais qu’en plus, elles sont très copines. Donc, le portrait s’est dédoublé et le film a dérivé bénéfiquement vers la chronique d’une amitié à l’épreuve du temps. Anaïs et Emma, si dissemblables et si complémentaires, sont devenues, à la marge de Jacques Demy, mes demoiselles de Brive !

Le consentement des parents a été compliqué à obtenir ?
Pas du tout, ni d’un côté, ni de l’autre. De toute façon, les parents des deux filles étaient présents lors du casting. Ils ont compris dès le départ, les enjeux et l’engagement que représentait un tel film. Mon regard sur l’adolescence s’est révélée être aussi une enquête sur les familles, tout comme sur les déterminismes sociaux qui dirigent l’éducation des ados.

Comment conçoit-on un tournage qui s’étale sur 5 ans ?
Ce fut une expérience un peu folle. Comme si j’avais deux vies, une à Paris et l’autre à Brive. J’ai appris à me démultiplier tout en gardant le cap d’une absolue disponibilité. Pendant le temps long du tournage d’Adolescentes, je faisais d’autres documentaires, je préparais des livres, des expositions et une rétrospective au Centre Pompidou, je voyageais. Ces parallèles étaient à la fois étrangers les uns aux autres et complémentaires. Courant 2015, ma tête était tout autant occupée à filmer deux jeunes filles débordantes d’énergie et une vieille dame, Thérèse, dans les Vies de Thérèse, alors en fin de vie, dont le portrait clôturait ce que j’avais amorcé avec elle dans les Invisibles. Le contraste était parfois vertigineux.
Pour en revenir à Emma et Anaïs, le contrat était simple : on se voit de temps en temps, et dans ces moments, on est beaucoup, voire tout le temps ensemble. Et quand on ne se voit pas, on se téléphone, on reste en contact. Au départ, j’avais organisé à Brive des cessions de quatre jours. C’était beaucoup trop long. Les filles en avaient marre, elles étaient pressées de me voir repartir à Paris. J’ai donc corrigé notre protocole en le ramenant à deux ou trois jours. Ça pouvait être des jours « évènementiels », un anniversaire, un spectacle. Mais aussi des jours plus ordinaires, les jours d’ennui, d’attente, du rien, qui est un des sujets récurrents de l’adolescence. Et puis, il y a aussi eu les jours littéralement imprévisibles comme par exemple les premières vagues d’attentats en France. Moments terribles qui sont venus s’immiscer dans la relative quiétude de leur vie de province, auxquels se sont ajoutés les drames de leur vie personnelle que nous devions filmer aussi délicatement que possible.

Comment avez-vous organisé votre discrétion ?
L’équipe technique était réduite : un chef opérateur, un ingénieur du son, un assistant et moi. Les filles étaient équipées de micros HF auxquels elles se sont vite habituées jusqu’à les oublier. Au début, la caméra se tenait à distance. J’étais tétanisé à l’idée de trop m’approcher et de venir perturber la situation que nous étions en train de filmer. Il y a eu un apprivoisement réciproque et après quelques mois, je me suis aperçu que je pouvais venir plus près et même bouger la caméra pendant les prises pour changer d’axe. Rien ne semblait perturber ce qui se jouait entre les personnes. Les situations étaient souvent incisives et dépassaient le dispositif. Avec les années, j’ai continué à m’approcher davantage pour faire corps avec les filles et sortir de cette neutralité descriptive de départ. La caméra épaule et les longues focales se sont imposées au bout de deux ans. J’étais comme arrivé au cœur de leur intimité. La confiance et l’abandon était total. J’étais ouvert à tous les devenirs, les hasards que la réalité pouvait m’amener. Je suis toujours stupéfait par la générosité des « gens » que je filme, qui non seulement acceptent la perturbation que j’induis dans leur vie mais parviennent aussi à en profiter. Toutes ces rencontres de cinéma sont pour moi des rencontres essentielles qui m’ont changé et m’ont fait grandir. L’adolescence d’Emma et d’Anaïs, c’est aussi la mienne qui fut pourtant, en tous points de vue, totalement différente.

Anaïs et Emma ont-elles joué aux actrices, sont-elles devenues des personnages plus que des personnes ?
Toute mise en scène de la réalité vient rompre le réel. Devant l’objectif, les deux filles vivaient un fantasme puissant d’être actrices. Elles m’offraient d’abord une image fantasmée d’elles-mêmes. Je laissais faire, il fallait que ça sorte. Et puis, généralement, au bout de deux heures, le « show » s’arrêtait et elles redevenaient elles-mêmes. C’est là que le film pouvait commencer pour moi. Ce désir de vouloir faire l’actrice a été en même temps essentiel. Je crois que c’est ce qui les a aidé, au début, à vivre une telle expérience. Il fallait qu’il y ait une part ludique. Elles aimaient être regardées, elles aimaient la caméra et jouer avec. Elles ont compris que la caméra pouvait devenir une véritable alliée, un instrument tout puissant qui les protégeait et les encourageait, par exemple pour poser à leurs parents des questions qu’elles n’auraient peut-être jamais osées leur poser autrement.

Vous avez souvent filmé Emma et Anaïs dans le cadre de leurs maisons respectives…
Leurs maisons, j’ai essayé de les filmer comme elles les voient, la caméra est de leur côté. Leur chambre d’ados, c’est un peu la grotte de leur petit bordel intime, surtout pour Anaïs qui a organisé sa chambre comme un refuge pour échapper aux injonctions permanentes de ses parents. Un ado passe un temps infini dans sa chambre, il zone aussi beaucoup dans la maison, sans savoir comment occuper le temps.

A propos d’intimité, rôde évidement la question de la perte de la virginité ?
« Tu l’as fait ? C’était comment ? Raconte ! » C’est en effet une question cruciale. Anaïs et Emma ont chacune leur réponse mais avec beaucoup moins de pathos et de dramatisation que je ne l’imaginais a priori. Je pense cependant que la perte de la virginité est une expérience nettement plus sensible chez les filles que chez les garçons pour qui la première fois relève d’un acte presque mécanique, vivement normatif, « je suis enfin un homme, un vrai ! », sans parler de la compétition virile entre garçons. La cruauté reste cependant de mise encore aujourd’hui : une fille qui cède est souvent perçue comme une « pute ». La question de la réputation est essentielle et se diffuse à la vitesse de l’éclair avec les réseaux sociaux. Pour une fille, la première relation sexuelle peut être une expérience à la fois libératoire et aliénante. On perd, on gagne. Aucun garçon, et surtout pas moi, ne pourrait en dire autant.

Adolescentes se termine peu après les résultats du Bac…
C’était le pacte que nous avions avec les filles. Arrêter le film à ce moment de leur vie. Elles ont 18 ans, elles ont réussi ou non leur bac, décoller vers d’autres horizons, abandonner leur famille, quitter leur ville natale parce qu’à Brive la perspective d’éventuelles études supérieures passe par les facs de Limoges, de Clermont-Ferrand ou de Toulouse. Rarement Paris. Le bac, reste toujours un grand moment dans la vie d’un adolescent. Il vient valider un futur possible et toutes ces années d’études secondaires. C’est la fin d’un âge. Quelle libération ! Mais c’est aussi un instant très puissant de mélancolie : qu’est-ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce qui va m’arriver ?

Il y a parfois une forte dose d’humour quand Emma et Anaïs discutent de leur avenir…
Leur manière d’envisager l’avenir est un mélange de provoc et de crainte : « Et si on devenait comme nos mères ? Mariées, avec des gosses et un chat ! ». Au terme du tournage vous vous retrouvez face à une montagne : 500 heures de rushes. Comment la gravir ? 500 heures et 1100 séquences ! Au début, j’étais un peu paniqué mais pas ma monteuse, Tina Baz, avec qui au bout de six mois de travail, nous sommes arrivés à une première version de 12 heures. C’est là que tout a commencé pour atteindre au final une durée de 2h15. En se laissant guider par l’évidence de certaines séquences et l’inutilité d’autres. Il a fallu bien sûr faire le sacrifice de beaucoup de scènes que nous aimions. Le contrat avec ARTE Cinéma stipulait une durée maximale de 2h. Cette pression nous a poussé à aller à l’essentiel, chercher l’épure. Nous étions surtout animés par le souci d’être fidèles à ce que les filles avaient vécu pendant ces cinq années. A force de choix, nous sommes parvenus je crois à un concentré, un parfum, qui restitue l’essence de leur vie adolescente.

Comment ont réagi Emma et Anaïs à la première vision du film ?
Des gloussements, des fous rire, surtout dans les scènes d’engueulades avec leurs parents. Mais aussi une fascination de se voir si grandes sur un écran dans un format scope et un son décuplé. Anaïs m’a dit : c’est drôle, j’ai longtemps pensé que je n’étais pas une bonne personne et le film m’a montré que j’avais peut-être tort. Emma, quant à elle, m’a confié, perturbée : « En gros, je suis la fille qui fait la gueule, qui parle mal à sa mère et qui n’a pas d’amis ». Je lui ai répondu : « Et c’est faux ? ». Elle a eu un petit temps d’hésitation, pour finir par dire : « Non, pas complètement ». Je crois que le film a été pour elles un miroir violent qui leur a fait réaliser un certain nombre de choses. Mais le plus important pour moi, c’était qu’elles se reconnaissent dedans. L’adolescence est un continent à la fois ténébreux et ensoleillé.