Entre identité et décivilisation

Interview André Lucrèce à propos de son livre « La Guadeloupe et la Martinique au temps du Covid 19 »

— Entretien avec Ronald Laurencine pour France-Antilles —

Ronald Laurencine : Plus de trois ans après l’apparition de la Covid-19 aux Antilles, à l’évidence vous continuez à vous interroger sur la pertinence de l’emploi de deux expressions très en vogue à l’époque : « Nous sommes en guerre ! » et « la distanciation sociale ».

André Lucrèce : Je ne m’interroge pas. J’exprime au contraire une critique et je rappelle le mot de Camus : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » L’expression « Nous sommes en guerre » s’agissant d’un virus n’a ici aucun sens. Pour protéger les malades des effets du virus, il faut les soigner. Or le soin, au contraire de la guerre, est un humanisme. Ainsi, nos soignants, aussi bien en Martinique qu’en Guadeloupe, ont été héroïques dans le soin et dans la bienveillance vis-à-vis des malades. Nous avons souvent la mémoire courte, mais n’oublions pas que cette épidémie a provoqué une importante mortalité. De même l’expression « distanciation sociale » n’a aucun sens. Les personnes, pour se protéger, ont pratiqué « la distanciation physique », mais elles ont continué, par le téléphone par exemple, à avoir une proximité sociale.

Toujours concernant la communication lors de la pandémie, vous estimez que « l’une des grandes erreurs des autorités de santé aux Antilles et ailleurs, a été de ne pas tenir compte des inégalités sociales de santé, notamment des capacités des personnes défavorisés à comprendre les éléments de protection contre la pandémie ». Mais est-ce que tout cela n’était pas inéluctable compte tenu des difficultés à cerner les caractéristiques et l’évolution de ce virus ?

A.L. : Il faut d’abord tenir compte, dans la communication en période d’épidémie, des inégalités de nos sociétés. Dans l’impulsion de la protection, ce qui est le but de la communication, il faut que le vocabulaire et les images utilisées soient efficaces. Or il y a eu tout un vocabulaire qui n’était à la portée de tout le monde et des images qui étaient contreproductives. Dans le cadre de la mission du Comité Citoyen de Transparence, nous avons eu à faire cette remarque à l’ARS. Par ailleurs, l’usage du créole était aussi à prendre en compte. Dans une épidémie durable comme celle que nous avons connue, il faut absolument adapter la communication.

R.L. : Vous rappelez aussi que durant la pandémie, la parole scientifique a systématiquement été contestée par des thèses, parfois à connotation complotiste, répandues par les réseaux sociaux. Selon vous, avons-nous franchi un cap irréversible ?

A.L. : Votre question montre à quel point il est nécessaire de procéder à une analyse sérieuse de ce que nous avons vécu. Nous avons subi en effet, outre la crise sanitaire, une crise de la parole que nous n’avons jamais connue à un tel niveau. L’explication de cette crise tient à plusieurs facteurs : d’abord le rôle des réseaux sociaux avec une circulation virale par smartphones, ensuite l’origine et la nature du virus qui ont entrainé des contradictions au sein de même des instances sanitaires et l’ampleur d’un phénomène déjà connu, à savoir les théories complotistes. Ces trois éléments ont provoqué des objections, des réfutations, des antagonismes et des engagements partisans passionnés. Les théories complotistes, qui pratiquent la suspicion et le doute au service de l’ignorance, ont fait beaucoup de mal en matière de prise en charge des malades et de la vaccination. Pour les complotistes, l’épidémie ne peut venir que d’autrui, d’un bouc-émissaire, et la vaccination est un outil qui est destiné à diminuer la population de la planète. Malheureusement, certaines personnes se font adeptes de cette culture du maléfique.

R.L. :À propos de « la désertion des centres de vaccination » à la Martinique et à la Guadeloupe, vous cherchez une explication dans l’analyse, je vous cite « des conditions conjoncturelles et structurelles relevant en particulier de l’histoire ». En clair, vous faites référence au « statut du corps de l’esclave ». En remontant à la période de l’esclavage, est-ce que cela n’incite pas le Martiniquais d’aujourd’hui à fuir ses responsabilités ?

A.L. : Le problème de la mémoire est problème complexe, surtout quand il s’agit de l’empreinte collective incarnée. Il s’est créé historiquement une sensibilité symbolique du corps aux Antilles. Dans toutes les cultures, il y a donc indiscutablement une généalogie du corps. L’homme se relie souvent à son histoire, et l’histoire du corps de l’esclave est d’évidence douloureuse. Mais il n’y a pas que cela. Les nègres ont souvent, au temps des colonies, servi de cobayes. Enfin, les Antillais, dans le statut du corps, ont leurs propres exigences : souvent pour eux, toute pénétration du corps est perçue comme une effraction. Ainsi, dans la circulation des drogues, l’Antillais refuse la piqure, alors qu’en Europe les drogués n’hésitent pas à se piquer.

R.L. :Toujours en ce qui concerne les résistances martiniquaises à la vaccination, vous écrivez que « deux systèmes socio-culturels » entraient désormais en conflit ». Pourtant, par le passé, les campagnes de vaccination, avec des vaccins conçus à l’extérieur, avaient suscité l’adhésion de la population, permettant ainsi à la Martinique de sortir d’une grave précarité sanitaire. Qu’est-ce qui a donc changé en soixante ans ?

A.L. : Ce qui a changé, s’agissant de la vaccination, c’est d’abord que cette vaccination intervient au moment d’une pandémie inédite avec des pathologies diverses, certaines rares, telle la perte de l’odorat. Ce qui a changé c’est que le vaccin proposé est lui aussi inédit. La production du vaccin, la rapidité d’une telle production et de sa mise sur le marché, la nature des vaccins à ARN messager de Pfizer et Moderna par exemple, tout cela a largement déclenché scepticismes, indécisions, doutes et suspicions, ce qui s’est très amplement répandu sur les réseaux sociaux. La conséquence, c’est que dans les deux pays, Guadeloupe et Martinique, le refus dominant de se faire vacciner a très rapidement provoqué polémiques et antagonismes, y compris au sein des familles.

R.L. :Face à la gestion gouvernementale de la pandémie, mais également celle d’autres dossiers comme la chlordécone ou les sargasses, vous vous faites l’écho d’un ressenti qui voudrait que « les Antilles doutent de l’engagement de la France à leur égard ». Très honnêtement, comment peut-on parler de « doute » quand on repense, par exemple, au nombre d’évacuations sanitaires vers la France durant la pandémie. Et puis, ce « doute » n’est-il pas aussi une nouvelle illustration de ce penchant pour la « victimisation » ?

A.L. : Ce n’est pas la gestion de la pandémie qui a créé le doute concernant la France. La France a fait ce qu’elle devait faire, notamment en envoyant ses soignants, lors des périodes difficiles. Le doute porte sur d’autres éléments. En premier lieu, la condition lamentable de nos Centres hospitaliers universitaires qui étaient dans un triste état, et puis il y a l’insalubrité pathologique du chlordécone, celle des sargasses pour lesquelles l’Etat a pris du temps à réagir, il y a le traitement néfaste des déchets, les conséquences désastreuses du chômage en particulier chez les jeunes, je parle également de la déparentalisation, du sentiment d’injustice éprouvé et de l’insécurité grandissante qui règnent dans ces pays. Ceci relève en grande partie de l’Etat français, même s’il y a aussi des responsabilités endogènes.

R.L. :Vous utilisez le concept de « société énervée ». La Martinique est-elle devenue encore plus « énervée » à l’issue de la pandémie ?

La société énervée s’est largement manifestée dans le traitement de l’épidémie, dans la crise de la parole qui confirme que l’exigence de rigueur intellectuelle d’une part, et les obligations morales d’autre part, ne sont pas toujours respectées. Or l’exigence de rigueur intellectuelle et le respect des obligations morales sont des valeurs indispensables à la vie en société. Au lieu de pratiquer l’énervement, ce que réclame la société, aussi bien aux individus qu’aux institutions, c’est une civilité accomplie vis-à-vis d’autrui en général, et une bienveillance particulière vis-à-vis d’autrui fragilisé. Nous sommes loin de cela.

R.L. :Le sous-titre de votre ouvrage s’intitule « entre identité et décivilisation ». En vous lisant, on constate que vous n’êtes pas pleinement satisfait de l’usage du terme « décivilisation », y compris par des hommes politiques martiniquais.

A.L. : A propos de la décivilisation, j‘ai déjà précisé que la décivilisation n’est pas une opinion, mais un concept qui définit une tendance de notre société à un moment donné. Un concept sans matière est vide. Si la matière qui défile dans notre société sous nos yeux, ce qui est traité chaque jour dans les médias, matière dont le déploiement irradiant provoque même l’effroi, si cela laisse certains indifférents, c’est que nous ne vivons pas dans le même monde. En réalité nous connaissons un phénomène de dégradation des mœurs qui se manifeste par des relations conflictuelles radicales intra-populaires, telles que celles que Fanon désignait comme la violence circulaire, c’est-à-dire une violence que l’on retourne contre soi-même.

Par ailleurs, nous avons assisté lors de la fracture sociale, à des scènes insupportables : lorsque l’on a dressé des barricades contre la population alors qu’elle voulait se déplacer souvent pour des motifs impérieux, quand des violences gratuites se sont exercées contre des centres de vaccination ou contre des cabinets médicaux. Il est indiscutable, sur le plan des faits, que des menaces et quelques passages à l’acte ont provoqué des départs de médecins, là où le ressentiment a atteint le niveau d’une animosité amère et impétueuse. Ceci a également généré des conséquences négatives pour les personnes âgées et pour les personnes défavorisées qui ont eu des difficultés pour se déplacer et qui sont les premières personnes qui souffrent du désert médical qui est le nôtre. L’analyse de cet état de fait ne doit pas nous enfermer dans une fatalité éventuellement hostile à l’humain, cela nous invite au contraire à une rigueur de pensée totale.

Paru dans France-Antilles le 10/08/2023