En France, 5% des jeunes de 16 ans sont illettrés, deux à quatre fois plus en « Outremer »

L’illettrisme désigne « la situation de personnes de plus de seize ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples »1. Dans la diversité de ses situations et les formes contemporaines qu’il recouvre, ce phénomène peut avoir des conséquences socio-économiques et politiques majeures : il est à maints égards un danger individuel, social et collectif. Que cette question, longtemps reléguée aux marges de l’école, doive et puisse désormais s’appréhender également depuis son cœur, avec ses forces vives et ses partenaires, et à partir de gestes professionnels adaptés, c’est ce que la présente mission s’attache à mettre en lumière.

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Longtemps sous-estimé, l’illettrisme apparaît au grand jour à la faveur d’indicateurs robustes et convergents. Au-delà des données statistiques, une réalité contrastée et complexe se relève, y compris dans des formes très contemporaines. Retardée ou négligée pour des raisons diverses, notamment au sein de l’éducation nationale, sa prise en charge concertée et raisonnée demeure un sujet pendant. Or la rapidité de la réponse apportée est déterminante dans le traitement de la difficulté.

Si la lutte contre l’illettrisme mobilise sur le terrain des engagements forts, elle ne bénéficie pas pour autant d’un pilotage stratégique – tant au niveau national qu’académique – en faveur d’actions convergentes et véritablement efficientes. Il en résulte une situation paradoxale : celle d’un fléau mieux connu (à la faveur de statistiques et de cartes robustes qui alimentent des indicateurs généraux), mais dont la détection et la remédiation à l’échelle individuelle peuvent être inopérantes. C’est ce que révèle notamment le sort réservé aux données chiffrées issues des tests pour la Journée défense et citoyenneté (JDC), qui ne conduisent pas à la mise en œuvre d’actions concrètes et immédiates.

C’est ainsi plus de 10 % de nos élèves, « qui ont toujours été en retard sur les compétences affichées »2, qui empruntent « ce couloir de l’illettrisme ». Un tel scénario a beau être connu, il reste de l’ordre de l’impensé pédagogique. De la maternelle – voire avant – jusqu’en 3e, des alertes sont ignorées, des seuils mal négociés, des apprentissages essentiels manqués, creusant d’année en année des écarts devenus irréversibles. Cet échec programmé est souvent vécu par les élèves, leurs familles et les enseignants comme une fatalité, chacun s’habituant à ce qu’une partie des élèves reste au bord du chemin.

Pourtant des mesures structurelles, des dispositifs et des outils existent déjà à la main de l’institution, de ses acteurs et partenaires pour détecter les risques d’illettrisme et y remédier au plus tôt. Ils restent diversement mis en œuvre et insuffisamment partagés. Les leviers existants (abaissement de l’âge de l’instruction obligatoire, éducation prioritaire, nouvelles formes de maillage territorial, dispositifs spécifiques d’accompagnement et de remédiation, ressources partenariales, engagement des missions de lutte contre le décrochage scolaire, concertation adaptée des équipes pédagogiques) relèvent encore de réponses discontinues sans former un système à la hauteur de l’enjeu.

S’attaquer efficacement à ce mal insidieux, dont il importe de reconnaître les formes spécifiques, passe par la coordination et la cristallisation des ressources et énergies (en matière de pilotage national et académique) afin de développer et d’accompagner l’acquisition de mesures-réflexes adaptées tout au long de la scolarité des élèves, et tout particulièrement au plus tôt : détecter et tester finement, classer les difficultés pour y remédier instantanément, suivre attentivement. Cela passe également par la mobilisation massive d’outils nouveaux et l’encouragement de gestes professionnels encore minorés. La formation raisonnée des acteurs, en lien avec les avancées de la recherche et les initiatives des partenaires, revêt de ce point de vue un rôle déterminant dans le traitement d’un mal qui prospère essentiellement du fait de la négligence et de la méconnaissance.

Une situation persistante qui devient très préoccupante Longtemps sous-estimé, l’illettrisme apparaît désormais au grand jour à la faveur d’indicateurs robustes et convergents. Au-delà des données statistiques, c’est une réalité contrastée et complexe qui se relève, y compris dans des formes très contemporaines. Retardée ou négligée pour des raisons diverses, notamment au sein de l’éducation nationale, sa prise en charge concertée et raisonnée demeure un sujet brûlant.[…]

1.1. Des données qui ne peuvent plus être ignorées

1.1.1. Mesures et indicateurs globaux

Depuis la fin des années 1990, la France dispose des tests mis en œuvre lors de la Journée d’appel de préparation à la défense (JAPD), puis de ceux mis en œuvre à partir de 2011 dans le cadre de la Journée défense et citoyenneté dont les résultats peuvent être rapprochés d’études statistiques, et tout particulièrement des enquêtes de l’INSEE (Information et vie quotidienne – IVQ – depuis 2000) et des évaluations PISA (OCDE). Les constats sont convergents et ne laissent pas de préoccuper par leur ampleur, depuis trente ans.

Les premières estimations du sujet apparaissent en 1945. L’INSEE, après avoir introduit au sein du questionnaire de recensement une question spécifique, estime alors à 3,6 % des personnes recensées le nombre d’illettrés. En 1984, une étude publiée dans la revue française de pédagogie6 évalue la population illettrée à 200 000 personnes.

Le Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA)7 place en 2018 le score moyen des élèves français légèrement au-dessus de la moyenne de l’OCDE. La France se classe – en compréhension de l’écrit – entre le 20e et le 26e rang des pays participants. La proportion des élèves se situant sous le niveau 2 de l’échelle de compétences8 s’y élève à 21 %9. Elle est stable depuis 2009 alors qu’elle avait fortement progressé entre 2000 (15 %) et 2009 (20 %).

La France est l’un des pays de l’OCDE où le lien entre le statut socio-économique et la performance dans PISA est le plus fort avec une différence de 107 points entre les élèves issus d’un milieu favorisé et ceux issus d’un milieu défavorisé alors qu’en moyenne OCDE cet écart est de 88 points : à titre d’exemple, l’écart moyen en compréhension de l’écrit entre les élèves issus de l’immigration et élèves non-immigrés en France est de 52 points en faveur des élèves autochtones.

L’enquête IVQ conduite en 2012 par l’INSEE, et pour laquelle aucune mise à jour n’a été publiée10, révèle que 16 % des personnes âgées de 18 à 65 ans, résidant en France métropolitaine, font face à des difficultés dans les domaines de l’écrit (contre 20 % en 2004) et 7 % de la population, soit 2, 5 millions de personnes (contre 9 %, soit 3,1 millions de personnes, en 2004), ayant été́ scolarisées en France, sont en situation d’illettrisme (60,5 % sont des hommes ; 50 % ont plus de 45 ans).

Les évaluations menées en 202011 dans le cadre de la JDC confirment pour les jeunes gens une situation préoccupante : 9,5 % des participants (11,8 % en 2019) éprouvent des difficultés dans le domaine de la lecture (compréhension très faible, voire nulle) ; 4,6 % (5,3 % en 2019) des jeunes peuvent être considérés en situation d’illettrisme (déficit important de vocabulaire ; absence des mécanismes de base de traitement du langage écrit) ; les 4,9 % restants souffrent de difficultés sévères (niveau lexical correct, mais incapacité ou extrême difficulté à comprendre les textes écrits12).

1.1.4. Le cas des territoires ultramarins
Si l’enquête de l’INSEE (IVQ), conduite en 2012, révèle qu’en France métropolitaine 7 % de la population sont touchés par l’illettrisme, dans les territoires ultramarins, marqués par le plurilinguisme16 , cette proportion varie du double au quadruple.
Les données résultant des JDC (2020) confirment cette estimation : quand, dans l’ensemble du territoire français, 9,5 % de jeunes souffrent d’une compréhension en lecture très faible, en outre-mer, ils sont 25,4 % à La Réunion, 28 % en Guadeloupe et en Martinique, 46,6 % en Guyane et 71,1 % à Mayotte.

Les chiffres très inquiétants du service militaire adapté (SMA)
Dans les territoires d’outre-mer, le service militaire adapté (SMA) recrute des jeunes de 18 à 25 ans, sans emploi, ni diplôme ni qualification. Parmi eux, près de 39 % sont en situation d’illettrisme. La lutte contre l’illettrisme est consubstantielle de la formation délivrée pendant le SMA : un programme spécifique17 de renforcement des compétences de base et de remédiation permet de renforcer les compétences des recrues en difficulté. Il s’appuie sur une plateforme numérique (GERIP) que la mission a pu examiner18.

. Parmi les recrues du SMA, on observe la répartition territoriale suivante :


À ce jour, 43 % des volontaires stagiaires du SMA sont en situation d’illettrisme, soit 1 832 volontaires.
Parmi ces jeunes en situation d’illettrisme, 49 % ont obtenu un diplôme, de niveau III19, 17 % ont un niveau IV (baccalauréat). Cinq volontaires sont détenteurs d’un diplôme de niveau V (DEUG, BTS, DUT, DEUST).

Le régiment de la Guyane est, parmi les régiments du service militaire adapté (RSMA), celui qui recrute le plus de jeunes en situation d’illettrisme : 76 % des volontaires en stage au RSMA-Guyane sont concernés.

Parmi eux, 30 % n’ont obtenu aucun diplôme ; 54 % d’entre eux ont acquis un diplôme de niveau III ; 16 % sont titulaires du baccalauréat.

Enfin, en Guyane, 52 % des bacheliers seraient illettrés, chiffre transmis oralement à la mission par la direction générale des outre-mer. Ce chiffre est confirmé par les données du Service militaire volontaire, créé en métropole en 2015, dans le sillage du SMA20

1 Définition de l’ANLCI.

2 Rapport rédigé par le Professeur Alain Bentolila dans le cadre du projet ERASMUS : Prévenir l’illettrisme par l’innovation et la coopération avec les familles. Illettrisme : causes, enjeux et modes de prévention.

https://erasmus-illettrisme.fr/wp-content/uploads/2018/02/RAPPORT-ILLETTRISME-en-francais.doc.pdf

3 Définition de l’ANLCI.

4 La mission retient en particulier : Le rapport du Parlement européen : Illettrisme et exclusion sociale, 15 janvier 2002 ; Luc Ferry et le conseil d’analyse de la société : Combattre l’illettrisme, 15 avril 2008 ; le rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi : Illettrisme et emploi, remis au premier ministre en novembre 2010 ; le rapport de l’Assemblée nationale sur la francophonie, action culturelle éducative et économique, 14 novembre 2012 ; le rapport du Conseil national de la formation professionnelle tout au long de la vie : Prévention et lutte contre l’illettrisme, remis au Premier ministre en décembre 2013 ; Loïc Depecker, Langue et citoyenneté : pour une politique sociale de la langue, 10 décembre 2015 ; Thierry Lepaon, Agir pour la cohésion nationale et le rayonnement du français dans le monde, remis au Premier ministre le 28 novembre 2016, et le dossier remis au Premier ministre par le délégué interministériel, Thierry Lepaon, le 23 mai 2017 ; Alain Bentolila, rapport rédigé dans le cadre du projet Erasmus le 30 décembre 2017 ; la mission relative à la lutte contre l’illettrisme à la demande du ministère du travail, Yves Hinnekin et Christian Janin, octobre 2019.

5 Voir l’annexe 11 qui en fournit la liste complète.

6 Joffre Dumazedier et Hélène de Gisors, Français analphabètes ou illettrés, 1984, RFDP. 7 Cette évaluation mise en oeuvre par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) teste tous les trois ans les compétences des élèves âgés de quinze ans, en lecture, en sciences et en mathématiques. Cette évaluation a été interrompue en 2021 dans le contexte de la pandémie.

8 Les élèves sont répartis en huit niveaux de compétences : bas niveaux (sous le niveau 2), niveaux moyens (de 2 à 4) et hauts niveaux (5 et 6). Le niveau 2 de l’échelle est considéré comme le niveau à partir duquel les élèves commencent à être capables d’utiliser leurs compétences en lecture pour acquérir des connaissances et résoudre des problèmes pratiques.

9 Source : OCDE, PISA 2018 Database.

10 La lettre du Premier ministre datée du 8 févier 2022, adressée au premier président de la Cour des comptes, affirme la nécessité de disposer de données plus récentes : de nouvelles mesures sont attendues pour la fin de l’année 2023 à la suite d’une convention conclue entre le ministère du travail, de l’emploi et de l’insertion (MTEI) et l’INSEE.

11 Les résultats observés en 2020 doivent être considérés avec prudence, car, en raison de la crise sanitaire, la participation a diminué de 40 %. Le caractère préoccupant de la situation apparaît donc renforcé.

12 MENJS – DEPP, note d’information n° 21.27, juin 2021 : JDC 2020.

13 MENJS – DEPP, note d’information n° 22.04, février 2022.

14 Les dispositifs pour l’apprentissage de la langue française et la lutte contre l’illettrisme relèvent pour la plupart de la politique de la ville.

15 MENJS – DEPP, DSNJ – ministère des armées, note d’information n° 20.20 de juin 2020.

16 Voir à cet égard le rapport de l’IGÉSR n° 2020-102 de décembre 2020, Évaluation des dispositifs favorisant la prise en compte des situations de plurilinguisme mis en place dans les académies d’Outre-mer et à Wallis-et-Futuna.

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