Emmanuel Carrère, l’intime et l’Histoire : Kolkhoze couronné du prix Médicis 2025

— Par Hélène Lemoine —

Un roman de filiation et d’empire
Mercredi 5 novembre, au restaurant La Méditerranée à Paris, Emmanuel Carrère a reçu le prix Médicis 2025 pour son roman Kolkhoze (P.O.L). Un verdict limpide — cinq voix au premier tour — pour un livre déjà consacré par le public, vendu à plus de 140 000 exemplaires depuis sa sortie fin août. Finaliste malheureux du Goncourt, Carrère trouve ici une revanche élégante et un hommage vibrant à celle qui fut sa première figure d’autorité et de fascination : Hélène Carrère d’Encausse, mère aimée, admirée, disputée, première femme secrétaire perpétuel de l’Académie française, disparue en août 2023.

« Kolkhoze », c’est le siècle passé, ses déchirures, notre présent, sa douleur », écrivait le critique Olivier Mony. Et c’est bien à cette articulation entre mémoire familiale et tragédie politique que s’attache Carrère. D’une plume ample, parfois digressive, souvent bouleversante, il tisse quatre générations d’exilés, de la Géorgie des années 1920 à la France des Lumières, en passant par la Russie soviétique, la Seconde Guerre mondiale, l’effondrement du bloc communiste et la guerre d’Ukraine.

Une fresque familiale au miroir du monde
Sous la trame d’un récit intime — celui d’un fils qui dialogue avec le fantôme de sa mère — se déploie une réflexion sur la transmission, la culpabilité et l’identité européenne. On y croise un grand-père bipolaire disparu dans des circonstances troubles, des aristocrates tsaristes ruinés, des intellectuels soviétiques, mais aussi la France des années 1950, vue à travers les yeux d’une famille d’exilés qui tente de s’inventer un avenir.
En explorant ses propres racines, Emmanuel Carrère compose ce que l’on pourrait appeler une autobiographie de l’Histoire, où le destin individuel rejoint le récit collectif. Kolkhoze interroge la mémoire de l’empire russe, sa tentation d’hégémonie, et la manière dont elle façonne encore, secrètement, les imaginaires européens.

Entre consolation et consécration
Certains y verront un « prix de consolation » après un troisième échec au Goncourt — déjà manqué en 2014 (Le Royaume) et en 2020 (Yoga). Mais le Médicis, loin d’être un second rôle, s’affirme cette année comme une reconnaissance pleine et entière. Ce prix, qui distingue depuis 1960 les œuvres audacieuses et singulières, a déjà consacré Claude Simon, Georges Perec, Hélène Cixous, Dany Laferrière ou Maylis de Kerangal : Carrère rejoint aujourd’hui cette lignée d’écrivains qui refusent de dissocier littérature et exploration de soi.

Un palmarès sous le signe de la diversité
Le jury présidé par Pascale Roze a également récompensé, en roman étranger, la Britannique Nina Allan pour Les Bons Voisins (Tristram), traduit par Bernard Sigaud, un roman entre science-fiction et chronique sociale. Un prix spécial a été attribué à l’écrivain hongrois Péter Nádas pour Ce qui luit dans les ténèbres (Noir sur Blanc), vaste méditation sur la mémoire et la culpabilité.
Enfin, en essai, Fabrice Gabriel l’emporte avec Au cinéma Central (Mercure de France), un texte sensible sur la persistance du cinéma comme lieu de mémoire et de vie intérieure.

Une ouverture internationale
La cérémonie a aussi été l’occasion d’annoncer la création d’une bourse de traduction en langue anglaise du lauréat du prix Médicis du roman, financée par la Fondation GRoW @ Annenberg — un geste fort pour la diffusion mondiale de la littérature française contemporaine.

L’an dernier, le Médicis avait couronné Julia Deck pour Ann d’Angleterre (Seuil), aujourd’hui traduite dans plusieurs langues. Avec Kolkhoze, Emmanuel Carrère confirme à la fois la vitalité du roman français et la puissance inépuisable de la littérature comme lieu où se rejoignent le deuil, l’Histoire et la quête du sens.

Encadré : Les lauréats du Prix Médicis 2025

  • Roman français : Kolkhoze, Emmanuel Carrère (P.O.L)

  • Roman étranger : Les Bons Voisins, Nina Allan (Tristram, trad. Bernard Sigaud)

  • Prix spécial du jury : Péter Nádas, Ce qui luit dans les ténèbres (Noir sur Blanc, trad. Sophie Aude)

  • Essai : Fabrice Gabriel, Au cinéma Central (Mercure de France)