« Elisabeth II » : un spectacle aussi noir que jubilatoire

— Par Michèle Bigot —

elizabeth_II_denis_lavantElisabeth II,
Non Comedie
Thomas Bernhard,
M.E.S. Aurore Fattier
Théâtre du Gymnase, Marseille 13-23/10/2016

Aurore Fattier, qui n’a pas coutume de reculer devant les textes difficiles et/ou provocateurs propose depuis décembre 2015 (création de la pièce au Théâtre de Namur qui en assure la production) l’avant-dernière pièce de Thomas Bernhard, farce burlesque et tragique dont l’histoire est aussi rocambolesque que son sujet est épineux.
En effet la pièce fut écrite en 1987, et refusée au Burgtheater par Claus Peymann qui a pourtant créé la plupart des pièces de l’auteur. Profondément blessé par ce refus et par le scandale que déchaîna le succès de Heldenplatz, en raison des tirades venimeuses contre l’Autriche que contenait la pièce, Thomas Bernhard se venge en rédigeant son testament en février 1989 : « Je souligne expressément que je ne veux rien avoir à faire avec l’Etat autrichien, et je refuse non seulement toute immixtion, mais encore tout contact de cet Etat autrichien en ce qui concerne tant ma personne que mon travail, à tout jamais ».
Mais comme le montre Adrien Bessire (« Refuser pour mieux passer- Le théâtre de Thomas Bernhard : 10 ans d’interdiction en Autriche (1989-1998), Les chantiers de la création, 5.2012) il faut considérer cette interdiction comme « un acte politique qui dénonce la persistance en Autriche des idées nazies ».
On voit que, même si l’interdiction fut levée en 1996, la position politique de Thomas Bernhard reste d’une brûlante actualité en regard de la renaissance des idées d’extrême droite en Autriche.
Quoi qu’il en soit, l’interdiction prononcée par Thomas Bernhard a assuré le succès de la pièce hors d’Autriche et nourri toutes les transgressions: aux frontières du pays, on s’ingénie à jouer la pièce, quitte à assurer le transport des spectateurs jusquà Linz, ou Bratilava. En 1989 la pièce est jouée au Schiller-Theater dans une mise en scène de Niels Peter Rudolph, et la première autrichienne de la pièce interviendra en 2002 au Burgtheater dans une mise en scène de Thomas Laghoff, retrouvant le cadre de son origine.
Alors de quoi s’agit-il ? La pièce est-elle plus venimeuse que Heldenplatz ?
Ça paraît difficile ! En tout cas, elle s’installe dans l’ambiguïté entre la farce et la noirceur dramatique, comme son sous-titre le suggère : on aurait affaire à une « non-comédie » ! Est-ce à dire qu’il s’agit d’une tragédie ? Certainement pas ! Encore que, quand on prend en compte le final et la mort attendue du héros, on n’en soit pas si éloigné. Ça tient donc de la comédie sans en être une véritablement. C’est une farce cruelle et noire, qui ne se prive pas d’effets comiques, aussi grinçants soient-ils.
Voici le propos : dans son appartement cossu de la Ringstrasse (là même où défilaient les troupes nazies après l’Anshluss) Herenstein, un vieux marchand d’armes célibataire attend son neveu pour assiter depuis son balcon au défilé à l’occasion de la visite d’Elisabeth II à Vienne. Hélas pour lui, le neveu en a profité pour convier au spectacle tout le gratin viennois qu’exècre Herenstein ! Toute la pièce consiste en l’attente des visiteurs, et offre au vieillard cacochyme matière à déverser sa bile sur ces bourgois viennois qu’il hait du plus profond de son être. Herrenstein est un vieux misanthrope, malade et exténué, qui attend la mort et se répand en diatribes plus féroces et réjouissantes les unes que les autres, sur la canaille autrichienne qu’il s’apprête à recevoir. C’est une satire sans concession de la bourgeoise viennoise « cette smala perverse » qu’il déverse dans les oreilles de son majourdome, qui n’en peut mais. Tout un jeu pervers se met en place entre le vieil homme paranoïaque et ses deux souffre-douleur que sont son majourdome Richard et sa gouvenante. Un jeu dialectique et féroce se met en place, qui oppose ce vieillard aussi tyranique qu’impotent et ses domestiques humbles et dévoués, mais qui ne rateront pas l’occasion d’inverser le rapport de force avec leur maître dès que sa faiblesse se sera manifestée ouvertement. Il apparaît peu à peu qu’Herrenstein éprouve un besoin vital de compagnie, et compte sur le tendre dévouement de Richard pour l’accompagner au quotidien. Mais bientôt le vieillard paranoïaque va commmencer à douter de la fidélité de Richard ; son insolence, sa fatuité et sa féconde vont être mises à mal par la jalousie qui le dévore. Le discret Richard saura tenir son maître sous sa coupe sans sortir de sa réserve, moyennant quelques gestes et attitudes lourdes de sous-entendus.
Les trois personnages prinicipaux sont interprétés brillamment par des comédiens d’envergure : Denis Lavant, éblouissant dans le rôle d’Herrenstein, tant par sa parfaite diction que par la maîtrise de sa gestuelle : il a ce qu’il faut de drôlerie, de férocité, de verve, et de douleur contenue. Il incarne parfaitement ce nouvel avatar de monstre, comme le théâtre sait en produire depuis Richard III, parfaitement équivoque et entraînant le spectateur dans un malconfort, hésitant entre empathie et révulsion. Alexandre Trocki est tout aussi parfait dans le rôle du majordome, pliant l’échine devant le tyran domestique, lui donnant chichement la réplique, s’abstenant stoïquement des mouvements de révolte les plus naturels, acquiesçant à toutes les méchancetés et insolences de son maître. Cependant sa réserve même et ses mouvements involontaires de dégoût en disent assez long sur le demi-mépris que le vieillard lui inspire. On le sens partagé entre révolte et soumission, et tout cela est servi par un jeu quasi muet, signifiant par le seul recours des attitudes et des mimiques. Delphine Bibet, quant à elle, assume le rôle ingrat de la gouvernante, encore plus violemment tyrannisée et méprisée par le vieillard. On sent dans l’attitude d’Herrenstein vis-à-vis d’elle une misogynie sous-jacente, une sorte de répulsion pour la faiblesse et la maladresse de cette femme qu’il a réussi à priver de sa carrière de pianiste en l’accablant de mépris. Delphine Bibet interprète avec une justesse touchante ce personnage de femme peu sure d’elle-même, fragile et embarrassée par un corps envahissant qui la dessert : le vieux tyran a su exploiter sa timidité naturelle pour la persuader de sa maladresse. Les autres membres de la domesticité y sont serviles à souhait, transformés en mécaniques absurdes, terrorisés qu’ils sont par la méchanceté gratuite du vieillard.
Toute cette farce grotesque est servie par une scénographie remarquable. Il s’agit d’un huis clos : le décor rend compte de l’ambiance feutrée et étouffante d’un riche appartement viennois. Tout se joue dans une sorte d’antichambre – le lieu théâtral par excellence – un genre de salon qui ouvre en fond de décor sur une grande fenêtre assortie du balcon sur lequel les invités sont censés se retrouver pour voir passer le défilé. Il fallait donc également donner la sensation de toute cette foule d’invités qui menace d’envahir l’espace sans être réellement présents sur le plateau. C’est l’image vidéo qui supporte cette présence-absence. On voit venir sur scène auprès d’Herrenstein quelques uns de ces invités, parmi les plus proches. Mais le reste de cette infernale smala est présentifiée par la vidéo : tout se passe alors comme si la buyante assemblée se réunissait en coulisses, laissant l’espace du plateau au cercle intime d’Herrenstein. Un véritable ballet se met en place, une série de portraits et de masques monstrueux et grotesques figurent en gros plan le défilé de cette humanité risible et monstrueuse, qui justifie la haine du misanthrope pour ses semblables.
Le final stupéfiant vient porter un brutal coup d’arrêt à cette mondaine pitrerie en réinstallant la mort à sa place souveraine. Tout ce qui jusque là était contenu en demi-teinte, dans des échelles de gris va exploser dans le bruit et la fureur. L’apocalypse est à la hauteur de l’espérance morbide du vieux tyran. La catastrophe attendue – il faudrait même dire espérée – va se produire, laissant les spectateurs médusés.
Un grand bravo à toute la troupe pour ce spectacle aussi noir que jubilatoire.
Michèle Bigot