El Dorado, Canaima, le rein de l´Amérique

 — Par Graziella Pogolotti—

 Une longue colonne vertébrale parcourt un côté de l´Amérique du Sud. Mais, au cœur du continent, traversant les frontières, fertilisant les zones boisées, générant des mythes et des légendes, les eaux se multiplient en fleuves et en énormes cascades. Dans le vaste territoire baigné par un système circulatoire complexe se trouvent les limites de la Colombie, du Pérou, du Brésil, du Guyana et du Venezuela. C´est le royaume d´Amalivaca où les Indiens se reliaient entre eux grâce à d’efficaces canoës et avançaient vers le Nord pour atteindre les Caraïbes, comme l’a démontré Antonio Núñez Jiménez. À l´époque de la colonisation, les européens ont fracturé cette unité primordiale. Les mythes originaires abandonnés, les légendes ont surgi. La littérature va se faire par les écrivains chargés d’une expérience de vie particulière, perméabilisés par un esprit de l´époque. Les mots et les images s’imposent au long du processus de l´écriture par le biais d’associations, de mémoire souterraine et même à partir d’incidents fortuits qui font irruption dans l´immédiateté.

Après l´impact produit par la rencontre avec le Nouveau Monde, les conquérants ont tissé toutes sortes de légendes. Les plus invraisemblables sont passées à l´oubli. Cependant, l’obsession hypnotique de l´El Dorado a survécu, cette source probable d’enrichissement facile cachée dans la jungle, traversée par des fleuves sans fin. La tradition orale a pris corps avec le témoignage de voyageurs. Walter Raleigh, le favori d’Élisabeth d´Angleterre, a entrepris l´aventure depuis la Guyane, sûr de pouvoir donner à la puissance commerciale en essor les bénéfices du métal précieux. Il a rencontré des obstacles insurmontables. Il a récupéré du métal sur les rives de fleuves et sur les pentes des montagnes. Des milliers d´hommes et de femmes, contractés dans des entreprises sous des conditions misérables ont laissé leur vie dans un travail sans futur. Ensuite, le caoutchouc a acquis la valeur de l´or. Enchaînés aux formes modernes de l’esclavage au moyen de contrats sans résignations possibles, des Colombiennes, des Vénézuéliennes, des Brésiliennes et des expatriés de toutes parts, ont accompagné la nouvelle extermination des tribus indigènes.

La littérature a tiré le signal d´alarme. La forêt était un maelström qui mangeait les hommes, dévorés par les mangés par les tambochas (fourmis à tête rouge très vénéneuses) et les poissons des Caraïbes, malades du béribéri. Au cœur du continent, en dehors des lois et de la justice, se trouvait un royaume de la violence, de l´impunité. Suite aux ordres du colonel Funes, dans la nuit de San Fernando les machettes ont massacré les villageois, raconte José Eustaquio Rivera dans son célèbre roman. La violence est exercée depuis le haut et horizontalement, tous contre tous, c’est la seule façon d´assurer une survie précaire. La structure narrative, employée par le narrateur colombien est maladroite et ses dialogues chargés de localismes sont pierreux. Mais l´authenticité viscérale du récit l’a placé dans le canon littéraire latino-américaine.

Obsédé par le binôme civilisation-barbarie, Rómulo Gallegos place le contexte social comme toile de fond où défilent les petits négoces de village, la violence politique des caudillos, la fièvre de l´or et l´exploitation du caoutchouc, alors que le mystère de Canaima se projette progressivement au premier plan. C´est la formule magique indigène de la jungle. Marcos Vargas, le protagoniste, semble surmonter toutes les épreuves, doté d’une force physique démesurée et moralement invulnérable pour sa capacité de se libérer des tentations de l´amour et de la richesse. Son âme succombe à la magie d´une force primordiale qui l’attrape en intégrant une tribu indigène. Conformément à son progressisme civilisateur, Gallegos conclut avec le retour d´un fils du même nom sur les terres labourées par les hommes, afin de poursuivre ses études à Caracas.

En vérité, le romancier vénézuélien touches, sans s´en rendre compte, une perspective philosophique de plus grande portée. Comme les héros de la tragédie grecque, Marcos Vargas succombe à l´appel fatal du destin quand la modernité ancrée dans le temps des calendriers exacerbe la confrontation entre le mythe et l’histoire. La légende de l´El Dorado s’est convertie en symbole du mirage qui émane d’un bonheur conquis à travers l’accès facile à la richesse. Dans Canaima, la jungle est arrivée à sa dernière frontière, déjà déchirée par des prédateurs du caoutchouc et, plus tard, par les bulldozers des compagnies pétrolières.

Aujourd’hui encore, il y a une contrebande de l’or et des diamants à travers les fragiles frontières des territoires amazoniens. Mais la jungle a été soumise à la domination des hommes. En écrivant Le partage des eaux, Alejo Carpentier remarque la croisée des chemins entre le mythe et l’histoire. La première a répondu à la poursuite éternelle de l´unité primordiale entre le mouvement des étoiles, les événements tumultueux et le développement de l´existence humaine. Le roman surgit de l´inévitable intertextualité littéraire et d’une expérience déterminante pour la direction de ses œuvres ultérieures. Lors du voyage dans la grande savane, déjà lointain des aventuriers vaincus par Canaima, il a pu voir la jungle depuis les airs. Dans des textes inédits inspirés par ce voyage, il annote les images de la lutte sans fin menée au sein du monde naturel pour l’accès au soleil et à la survie. Les arbres se dévorent mutuellement, ils tombent ensuite sur les rives des fleuves où les restes sont mangés par les poissons. Le cycle de l´éternel retour, de la constante renaissance, comparable sur un autre plan au mythe de Sisyphe. Dans ce panorama, allié du progrès, cherche à briser les chaînes qui l’attachent. Avec des allusions au massacre de San Fernando et au nom de Canaima, Carpentier rend un hommage explicite à Rivera et Gallegos dans son récit du voyage dans la grande savane. Cependant son temps est autre. L´écrivain a rompu avec les concepts narratifs ayant un relent local qui constituent une matière morte dans l’œuvre de ses prédécesseurs. La rupture avec les formules usées correspond à un changement de perspective, non seulement parce que le cubain observe le panorama depuis les airs, mais parce que la notion de ce que nous appelons généralement la réalité est traversée par des obsessions d´ordre transcendantalistes. Dans Le partage des eaux, Marcos, un indubitable clin d’œil au Marcos Vargas de Gallegos, est l’homme organiquement établi sur une terre à sa mesure, jamais soumis à l’envoûtement de Canaima, jamais une créature soumise à un destin fatal. Pour le musicien, par contre, il n’y a pas de retour possible au paradis perdu du bon sauvage, car il ne peut pas se passer du papier. Bien qu’elle résulte un déchirement douloureux, son option caractéristique est le retour à la ville, riche d’un apprentissage inattendu.

Depuis le haut, Alejo Carpentier a observé que le toit de la forêt était bien plus qu´un manteau vert. Les couleurs variées de la terre et des roches granitiques s’imposaient. C´était le spectacle de la division des eaux lors des premiers jours de la création biblique. Le cœur du Continent apparaît comme « le rein de l´Amérique » avec ses puissants fleuves transparents et ces autres aux eaux sombres. Il ne savait qu’il découvrait la plus grande réserve liquide du monde, la dernière frontière face à la menaçante désertification à cause du changement climatique, le bien précieux qui prendra le relais de l´or et des diamants, du caoutchouc, du bois et du pétrole. Les conquérants des nouveaux temps essayent d’avancer sur des chemins battus et à travers les aéroports, bien différents des aventuriers solitaires dévorés par Canaima. Les technologies les plus sophistiquées guident les représentants de grandes entreprises financières, alors que les travailleurs sans terre coupent les arbres pour installer leurs plantations. Mais le rein de l´Amérique n´est ni un mythe ni une légende. En termes concrets et tangibles, il abrite le refuge de notre source de vie.