Écriture inclusive : n’en déplaise aux linguistes, la langue appartient vraiment à tout le monde

—Par Bérengère Viennot —

Traductrice, rédactrice et correctrice, répond à Éliane Viennot qui estime que la linguistique n’appartient qu’aux experts et les débats sur l’écriture inclusive avec.

Marianne a publié le 18 septembre dernier une tribune rédigée par les linguistes Yana Grinshpun, Franck Neveu, François Rastier, Jean Szlamowicz et signée par une tripotée de leurs collègues plus ou moins médiatisés. Cette tribune réfute la thèse ardemment défendue par les partisans de l’écriture inclusive selon laquelle la langue telle que nous l’utilisons aujourd’hui est intrinsèquement sexiste.

Indignée que ces gens « s’affichent comme linguistes », Éliane Viennot, égérie des partisans de l’écriture inclusive en général et du point médian en particulier, a publié aussi sec une riposte sur le site Slate.fr visant à les décrédibiliser. Comme elle l’a asséné dans une tribune répondant à la mienne l’année dernière (oui, ça fait beaucoup de tribunes) je ne fais pas partie de la catégorie des linguistes puisque je ne suis qu’une « praticienne ». En effet, en tant que traductrice, essayiste, journaliste, professeur de traduction, de compétences rédactionnelles et de révision, j’ai les mains dans les mots, jusqu’aux coudes, jusqu’à la glotte, jusqu’au cortex, tous les jours de ma vie et une bonne partie de mes nuits.

La langue n’est pas une science

Puisque je ne suis pas une « vraie » linguiste (et que j’ai déjà exposé les raisons pour lesquelles il me semble que, rationnellement, l’écriture inclusive est une mauvaise idée née d’un bon sentiment), je n’ai pas l’intention de me battre sur ce terrain. On m’assure que Richelieu était un répugnant misogyne et que quiconque s’inscrit dans la continuité de son héritage est forcément un ennemi des femmes ; soit. Il est trop tard pour convaincre les acharnés du point médian que seuls les êtres vivants ont des sexes, pas les mots, et que séparer à toute force les genres masculin et féminin, c’est-à-dire condamner la langue à ne plus avoir la possibilité d’associer les deux sous une forme neutre, c’est donner davantage de profondeur au fossé politique et social entre les hommes et les femmes. Ils semblent partis trop loin pour jamais renoncer à cet anthropomorphisme militant qui leur donne une raison d’exister, et surtout, de se battre.

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Mais il est un argument que jamais je ne les entends réfuter, et pour cause. Ce que Madame Éliane Viennot ne semble pas savoir, ou ne pas vouloir prendre en compte, c’est que si la linguistique est une science dont ils s’octroient la prérogative aux dépens de ceux qui les écoutent et les lisent, la langue n’en est pas une. La langue, notre langue, est un véhicule, une enveloppe, un être glissant et évolutif, la seule véritable et absolue liberté qu’il nous reste.

Les sociétés anglophones, qu’elles soient britannique, américaine, sud-africaine, etc. ne sont pas plus égalitaires que la nôtre

La langue ce n’est pas, comme elle semble le croire, une arme susceptible de rendre justice aux millions de femmes opprimées depuis Richelieu (avant c’était sans doute drôlement plus égalitaire). Ce n’est pas non plus un outil susceptible de neutraliser les injustices grâce à la ségrégation stricte et à la mise en évidence des genres. Une anecdote en passant : le vieil anglais comportait trois genres, le féminin, le masculin et le neutre. (Anecdote dans l’anecdote : le mot wīfmann (femme) était masculin.) Les mots qui désignaient à la fois des hommes et des femmes étaient souvent masculins, ceux désignant des objets avaient un genre aléatoire, comme en français moderne. Bref, tout cela a évolué sans que Richelieu n’y mette les doigts et il n’y a plus de genre en anglais (à quelques exceptions près, notamment pour les bateaux, ship, nom féminin auquel on peut se référer à l’aide du pronom she). Or les sociétés anglophones, qu’elles soient britannique, américaine, sud-africaine, etc. ne sont pas plus égalitaires que la nôtre.

La langue appartient à tout le monde

La langue c’est aussi, et cela madame Éliane Viennot n’en parle jamais, un vecteur de bonheur, d’épanouissement et de liberté. Un moyen de se faire du bien et d’en donner aux autres. De faire rire à se tordre et de faire pleurer à en crever, de sortir toute l’humanité que chacun a en soi pour l’offrir à son prochain, d’une façon à la fois universelle et unique à chaque individu. C’est la langue qui permet d’écrire des poèmes, de hurler à la mort et à l’amour, chacun à sa manière. C’est grâce à elle qu’un message, qu’il soit sous la forme d’un conte, d’un livre, d’un article de journal ou d’un poème, n’est jamais qu’un contenu mais aussi un contenant susceptible à lui seul de procurer du plaisir. C’est elle qui permet à des génies comme Raymond Queneau d’écrire cent fois la même histoire sans jamais se répéter, à Bobby Lapointe de caresser le vocabulaire jusqu’à l’orgasme. C’est, pour ceux qui savent la prendre, la tordre, se rincer la bouche et le cœur avec avant de recracher avec leurs tripes les mots que leur dicte leur âme, le seul, l’unique moyen d’être totalement, complètement, absolument, follement LIBRES. N’en déplaise aux « vrais » scientifiques de la langue qui se fourvoient au point de confondre le fond et la forme, imposer un carcan à la langue, au lieu d’élargir les égalités, réduit la liberté. Non seulement en français je dis ce que je veux, mais je le dis comme je veux.

Même quand on n’est pas spécialiste et qu’on ne sait pas aussi bien s’en servir que les « vrais » linguistes, même quand on ne sait dire ou écrire « que si j’aurais su j’aurais pas v’nu » ou « doukipudonktan« , quand on s’énerve en demandant « si on a une gueule d’atmosphère » ou qu’on s’exclame « que t’es une fille et t’as pas d’shampoing non mais allô quoi », on parle français, son français à soi ; on en fait ce qu’on veut, ce qu’on peut, de sa langue. Si la langue est « vraiment à tout le monde », comme le revendique madame Éliane Viennot pour bien insister sur le fait qu’elle et elle seule est en droit de dicter comment il faut écrire, alors elle est aussi à ceux qui refusent de la mutiler au nom d’une doctrine selon laquelle les mots seraient coupables des injustices infligées par les hommes.

Ouvrez-la, libérez-le et déliez enfin votre langue ; elle vous en saura gré et nous aussi

Elle est aussi à ceux qui, quand bien même le voudraient-ils, n’auront jamais les moyens de s’approprier ces nouvelles règles « inclusives » qui en réalité divisent définitivement les humains en deux groupes et deux groupes seulement, mâles et femelles, condamnés à ne plus jamais se rencontrer et se mélanger ; elle est aux handicapés des mots, aux dyslexiques de tout poil, aux étrangers qui veulent l’apprendre, aux scripteurs ordinaires qui ont déjà du mal à se colleter avec ce satané français qui n’a souvent ni queue, ni tête, ni chatte.

La langue écrite est un merveilleux outil de bonheur et de liberté. La langue c’est l’âme d’une culture, l’expression de son humanité, tout ce qui fait sa force et sa faiblesse, sa laideur et son miracle possible. On parle de génie de la langue, ce n’est pas un hasard. Madame Éliane Viennot, ne mettez pas ce génie-là dans une bouteille. Ouvrez-la, libérez-le et déliez enfin votre langue ; elle vous en saura gré et nous aussi.

Par Bérengère Viennot

Source : Marianne.fr