E. Glissant : continuer nos combat et le débat!

 — par Philippe Pierre-Charles —

 

La foule présente aux cérémonies pour celui qui s’en va, les présences officielles du pouvoir sont une nouvelle preuve des changements de la situation politique aux Antilles. Derrière l’écume des événements en surface, le pays continue de bouger. Le combat passionné d’Edouard Glissant et de tant d’autres, celui du peuple, tout simplement n’est pas vain. Devant sa dépouille prenons l’engagement de poursuivre les combats et de continuer à interroger œœuvre !
 
Notre attachement à Edouard Glissant (E.G. dans la suite) ne résulte pas d’un accord avec tous ses actes, tous ses écrits dont aucun parmi nous n’a lu ni discuté l’intégralité. Penseur infatigable, écrivain puissant, il laisse une œœuvre multiple dont l’exploration doit continuer. D’autant que même devant des désaccords évidents, une complexité fascinante et une opacité irritante, il nous oblige à penser, avec notre propre tète. A penser et à rêver aux cotés des personnages de ses romans qui sont souvent l’illustration étonnante d’une théorie, d’une vision historique. Ainsi pour son idée du peuple martiniquais, synthèse de « l’humus sauvage » des Longoué et du « terreau domestique » des Beluse, synthèse dont l’épaisseur et la richesse comptent autant que les événements emblématiques de notre histoire. Le 22 mai 1848 n’est ainsi évoqué que par une ligne dans « le quatrième siècle » (moins encore donc que dans « Frères Volcans » de notre regretté Vincent Licoly) E.G. est un poète des profondeurs et son anticolonialisme s’en ressent
 
                                                  ANTICOLONIALISTE et INTERNATIONALISTE
Des les débuts ces deux principes sont fondamentaux chez Glissant. Ses démêlés célèbres avec le colonialisme (interdiction de séjour dans son propre pays!) sont liés aux balbutiements du mouvement national, à l’époque du Front Antillo-Guyanais pour l’Autonomie où on ne plaisantait pas avec  » l’atteinte à la sureté de l’Etat » de la » France une et indivisible ». E;G. a accompagné le passage à l’indépendantisme des courants les plus radicaux et a maintenu jusqu’à sa mort cette position de principe en y  ajoutant une double originalité: d’abord une tendance à accorder plus d’importance aux dynamiques profondes, au mouvement réel et multiple qu’aux définitions institutionnelles précises. ensuite une conviction que l’indépendance n »exclue pas l’interdépendance, affirmée comme le destin de tout pays, à l’ère du « Tout Monde »
Cette position soulignée plus souvent sur le tard renoue avec l’internationalisme assumé des sa jeunesse militante. Même si nul ne le dit (lui-même ne le criait pas sur tous les toits sans pour autant le cacher comme un certain Jospin !) Edouard Glissant a partagé le combat de la Quatrième Internationale dans les années cinquante, aux cotés de Pierre Frank qui nous en parla lors de la création du GRS, prés de deux décennies plus tard. La préoccupation du monde, la vision stratégique mondiale, le souci obsédant du dialogue des civilisations n’est donc pas chez lui une conversion tardive accompagnant la mode du discours sur la mondialisation.
Il est évident que cette façon de lier un anticolonialisme fondamental et un internationalisme de fait, quelque soient les noms donnés aux choses nous plait singulièrement. 
                  UNE VISION OUVERTE DES CULTURES ET DES IDENTITES
 
C’est au contraire ce qui rend mal à l’aise un certain nationalisme face a E.G. Ce nationalisme là, colérique et d’autant plus ombrageux qu’il se sentait trahi, s’est mis à guetter les moindres bévues, lorgner les moindres éventuelles contradictions linguistiques. Facile alors de s’en donner à coeur joie quand justement E.G. se refusait d’écarter la contradiction, amoureux même d’une certaine façon d’égarer celles et ceux qui voudraient s’en faire de simples affidé-e-s.
Toujours est-il que son refus de l’identité-racine unique, sa fascination pour les origines multiples, pour l’enrichissement par la relation, son combat contre l’essentialisme, pour la prise en compte de l’histoire ( ce qu’au fond il désignait par l’expression de « créolisation ») sont des valeurs précieuses face aux théories haineuses du « choc des civilisations ». Une triste actualité nous apprend qu’Angela Merkel l’Allemande et David Cameron le Britannique dénoncent avec virulence le multiculturalisme..
                                       ENGAGEMENT ET LITTERATURE
Chez nous moins qu’ailleurs le lien entre la production intellectuelle et le militantisme quotidien dans le camp prolétarien n’est une chose facile. Quelques êtres d’exception dans l’histoire l’ont réussi , non sans lacunes et erreurs parfois lourdes de conséquences: les MARX,  LENINE, ROSA LUXEMBOURG, TROTSKI, FANON, CHE ne sont pas légion. E.G. a évidemment penché du coté de la réflexion distanciée mais jusqu’à la fin il a refusé la tour d’ivoire. Son dernier écrit connu sur la question sociale en Martinique faisait suite à sa puissante dénonciation de la sale invention sarkosienne d’un ministère associant de façon perverse les notions d’immigration et d’identité nationale ( française évidemment)
Personne ici ne s’étonnera que nous retenions sa charge puissante contre le capitalisme et sa malfaisance, même si nous avons d’autres idées sur la façon de mettre par terre ce système mortifère.
  Sur ce point comme sur beaucoup d’autre la tache des amoureux de ce gigantesque poète n’est pas le suivisme béat et la vaine recherche de recettes toutes faites mais bien l’étude critique assidue et renouvelée d’une oeuvre qui a encore beaucoup à nous dire. Oui, car nous sommes toujours à la recherche des  » armes miraculeuses ». Merci , Edouard Glissant
 
Philippe Pierre-Charles