Dominique Berthet, écrivain d’art

— Par Manuel Norvat —


 

La galerie Berthet, rue de seine, à Paris, est consacrée à l’art contemporain. J’y ai aperçu récemment des œuvres qui n’avaient rien de préhistoriques, des œuvres « résolument modernes » selon le mot du poète, autrement dit du créateur, de l’artisan des arts, c’est-à-dire somme toute, de celui qui dans toutes les cultures nous fait entrer en modernité. Comme quoi les vieilleries poétiques ne sont pas incompatibles avec la modernité. Le problème c’est que le contemporain n’est pas forcément moderne puisqu’il peut être passéiste, réactionnaire, ultra, fasciste ou futuriste. La nouveauté dans l’art n’est donc pas gage de révolution. C’est d’instinct la question fondamentale de l’esthétique de tous les temps : Est-ce de l’art ou du cochon ? Le genre de questionnement que l’on peut avoir aussi bien devant un certain tableau de Courbet qu’en présence d’une installation dite contemporaine.

 

Le livre de Dominique Berthet participe d’un autre genre de galerie. En effet, Pratiques artistiques contemporaines en Martinique, s’il s’intéresse explicitement aux « pratiques », il met cependant l’accent sur la manifestation de l’humain : d’où son sous-titre : Esthétique de la rencontre 1. C’est que nous sommes sur une autre rive gauche, plus exactement sur les rivages de la Martinique de notre ancêtre commun : André Breton. Passionné à son tour de la rencontre Dominique Berthet a une prédilection pour les bonhommes d’esthétique, parfois pour les femmes d’art et d’esprit ; en somme, pour ceux qui osent pratiquer de l’art contemporain dans notre Martinique ; oui, ceux qui ont choisi la création comme antidote du consumérisme ambiant. Nommons les :

 

Khokho René-Corail ; Louis Laouchez ; Serge Hélénon ; Ernest Breleur ; Serge Goudin-Thébia ; Alexandre Cadet-Petit ; Monique Monteil ; Christian Bertin ; Bruno Pédurand ; Sentier ; Luz Severino

 

De ces êtres-artistes Dominique Berthet propose des portraits vivants. Mais les artistes contemporains s’échappent parfois de la galerie car ils existent ni ne sont là pour épater la galerie.

Dans ses propos liminaires concernant l’histoire de l’art à la Martinique Dominique Berthet écrit : «  l’art en Martinique relève d’une histoire spécifique «  (p. 10). Quoique le mot « spécificité » soir devenu un slogan identitaire à la mode, la spécificité dont nous parle Berthet n’est pas synonyme d’un retrait du monde, d’un développement particulier comme il s’en trouve pour l’endémisme chez les espèces animales ouvégétales évoluant par définition dans un endroit isolé. Pour ces espèces la différentiation ne touche que l’en-soi, ou si vous voulez, l’enclave de la Nature et non point le monde de la culture humaine, le domaine du culturel et du symbolique qui nous rassemble. La vie culturelle est un lieu où il n’est pas d’isolement total. Autrement dit, le monde culturel est toujours en Relation.

Ceci a précisément à voir avec ce qu’Édouard Glissant nomma l’irruption dans la modernité. C’est-à-dire que nous n’avons pas connu d’âge industriel, de maturation lente, de paisible transition. Au vrai, comme le dit encore Glissant, notre temps antillais est irrué. Néologisme qui agglutine les mots irruption et éruption. Ainsi, par exemple, dans notre oraliture le personnage de Ti-jean « naît tout grand » ; pas le temps non plus dans le conte créole de décrire le paysage : celui-ci ne peut pas figurer comme un décor puisqu’il se comporte comme un personnage à part entière dans les Amériques (voyez chez Faulkner ou Marquez). Pas le temps non plus de se délecter de portraits comme un écrivain qui se réclamerait du réalisme : le visage n’y figure pas, anonyme parmi les anonymes choses-esclaves. Assurément oui, notre temps est précipité.

C’est cette irruption dans la modernité que vivent tous les premiers artistes sur lesquels a écrit Berthet. Par exemple Serge Gaudin-Thebia qui n’a de cesse de s’enfoncer dans le paysage. Et tous les autres comme René Louise ou Ernest Breleur qui revendiquent « sous les manifestes : la plage ». Berthet écrits sur leur art du fragment, leur problèmes d’invisibilité, et ce, dirais-je, avec un air à musée. Sans compter les problèmes d’appartenance, de portrait de l’artiste en « poète maudit », en petit bourgeois, voire en tiers mondain. Tout cela invite Dominique Berthet à « la prise en compte de l’Histoire des Antilles », c’est-à-dire de porter une attention au lieu, à l’espace réel et rêvé où s’opèrent ces rencontres.

 

L’écriture de ce livre participe à travers ses différents chapitres d’une précipitation, d’un télescopage de différentes personnes avec leurs temporalités propres. Mais, plus souterrainement et transversalement, cette écriture participe de la durée : celle de croquis et de reprises d’articles qui font désormais archipel, rompent l’isolement de personnes et d’œuvres qu’il vaut de soutenir sous peine de disparaître.

À propos d’écriture, très souvent en musique on en néglige parfois (lorsqu’il existe) le medium immanent qu’est la partition. De même, trop souvent on évite de considérer le critique d’art et le philosophe pour ce qu’ils sont parfois par delà leur objet d’étude, c’est-à-dire des écrivains à part entière. Dominique Berthet est un écrivain. Comme il est des écrivains publics ou des écrivains de marine. L’écriture est son œuvre d’art. C’est un écrivain d’art.

Dominique BERTHET, Pratiques artistiques contemporaines en Martinique, Esthétique de la rencontre 1, Paris, L’harmattan, 2013.

 

 

Manuel NORVAT