«Le respect de l’amour» (9e épisode)

djebaba

— Par Djénaba Diallo & Michel Pennetier—

Suite de l’épisode 8

Chapitre III

Les années Dakar

La jeune femme habillée à l’européenne, simplement mais avec goût, marche d’un pas ferme dans les rues de Dakar. Elle traverse les ruelles populeuses encombrées de marchands, elle arpente les grandes avenues sous les eucalyptus bordées de grands immeubles modernes où prospèrent les banques et les boutiques de luxe. Dakar, c’est déjà la France, se dit Djenaba, et elle respire l’air de la liberté. Pour autant, elle ne rêve pas, elle laisse sans regret le passé, l’ambiance de la famille et du village, l’oppression de la coutume où on ne peut rien dire, où la notion d’autonomie et de droits de l’individu, surtout pour la femme, n’a pas de sens. Non, ce monde-là, elle n’en a jamais voulu. Quelque part, se dit-elle, j’ai toujours été émancipée, je n’ai pas eu besoin de faire un chemin vers cela, c’était toujours en moi. Et maintenant, elle a ce sentiment de plénitude d’elle-même et d’indépendance. Cela se voit à sa démarche et à son regard assuré. Elle est entièrement dans le présent de sa vie à Dakar, une vie active de travail, ici le ménage et la cuisine chez des Français, là à l’ambassade de France chez un diplomate, autre part encore dans les bureaux d’une organisation de jeunesse. Partout, on l’apprécie et on l’aime pour son intelligence dans le travail, pour ce qu’elle est tout simplement. Elle ne se mêle pas des querelles et des intrigues si bien qu’un jour un collègue lui dit : «  Pourquoi tu es toujours aussi méfiante ? Tu es trop toubab toi ! ». Non, elle n’est pas méfiante, au contraire, elle aime donner sa confiance à qui la mérite, mais au milieu de l’agitation qu’elle trouve vaine, elle préfère sa solitude dans le travail durant lequel elle chante pour se distraire, non, pas seulement pour se distraire, mais pour dire ce qui sommeille en elle. Comme sa sœur Awa, elle est capable d’improviser des textes et des mélodies. Quelquefois, les mots viennent quand quelque chose l’a choquée, une humiliation, une injustice, un coup tordu, une bassesse. Mais les mots, c’est aussi ce qui vient de sa plénitude intérieure, de l’harmonie avec elle-même. Je vis à fond, je m’éclate dans les fêtes, je suis romantique aussi et la tristesse, je la vis à fond aussi.

Dans l’association de jeunesse, quelqu’un a remarqué ce talent et on l’invite à chanter accompagnée par un groupe de musiciens. Les multiples dons de la jeune femme, sa dextérité dans les humbles tâches ménagères, ses doigts fins qui cousent avec habileté ce que lui dicte son goût assuré, la droiture dans les relations, sa spiritualité spontanée qui n’a pas eu besoin du grand détour par la culture, mais qui est allée droit à l’essence de l’humain, tout dit son exacte adéquation au monde, comme les contours précis de son corps et sa peau luisante au soleil de Dakar, sa beauté que chante Senghor «  Femme noire, vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté … Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d’Est … Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau ».

Djen n’a pas conscience de son être. Si elle l’était, elle ne serait déjà plus elle-même, sa plénitude en cet instant s’en trouverait dissociée. Elle est un fruit du continent et le fruit n’a pas conscience de sa beauté et de sa saveur, sinon il ne serait plus un fruit. Elle ne rejette pas son origine, aucun ressentiment chez elle, mais quelque chose au plus profond d’elle-même la pousse hors de ce contexte, vers une liberté et une réalisation de soi qu’elle perçoit comme davantage possible dans le milieu des Blancs que dans la société africaine. Marchant sur la grande avenue vers la maison du diplomate chez qui elle travaille, elle se souvient d’une scène à Bayangara quand elle avait onze ou douze ans. Un groupe de touristes s’était rassemblé autour d’une troupe de musiciens et de danseurs, fasciné par l’énergie et la vivacité de la tradition africaine. C’était des « Beudiques », une ethnie animiste qui vit dans les montagnes que l’on voit à l’horizon. Comme tous les autres, ils habitent des maisons en banco à toit de paille et tiennent fermement à conserver leurs coutumes, même si des missionnaires blancs essaient de les convertir. C’était l’Afrique éternelle, mais pour combien de temps encore ? Elle était déjà devenue spectacle pour touristes. La danse achevée, ils se tournèrent vers la petite fille qui était là et lui parlèrent, l’interrogeant avec curiosité comme s’ils avaient perçu en elle quelque chose de particulier, une possibilité d’échange qui dépassait l’étrangeté et l’exotisme du spectacle auquel ils venaient d’assister. Puis ils lui dirent : il faut que tu viennes en France, tu seras bien en France, tu seras chez toi, la vie sera plus facile qu’ici. Je ne suis pas allée vers les Blancs, ce sont eux qui sont venus vers moi, pense Djen, il y a quelque chose en moi de toubab, dès l’origine.

Mais ne faut-il pas dire les choses autrement ? Se ravise-t-elle, la notion d’humanité ne me vient-elle pas de l’Afrique, et non des toubab ? Elle se souvient des mélopées de son père, le soir au village. Il réunissait les habitants près de la mosquée et récitait des sourates du Coran. Puis il commentait en peul, puis en mandingue. «  Nous avons des langues diverses, mais nous sommes tous frères devant Dieu. Il faut que chacun comprenne en sa langue ». Le commentaire devenait chant. Il avait son propre style, sa belle voix montait et descendait régulièrement. Des bribes restent dans la mémoire de Djen : «  Le plus important sur terre, c’est l’être humain, il faut le préserver. S’il n’y a pas d’amour, tout se dégrade entre les hommes. Quand tu as les yeux comme le diamant, c’est déjà le paradis ». Mais ce qu’elle appréciait chez les toubab, c’était la liberté de leur comportement, chacun pouvait dire ce qu’il voulait, il n’y avait pas de comportement prescrit pour l’homme ou la femme, le vieux ou le jeune. Elle trouvait cela normal et humain et plus simple que les complications de sa société.

Elle s’approche du quartier résidentiel sur le plateau. L’océan y amène un souffle d’air frais qui fait doucement trembler les branches des palmiers qui poussent derrière les hauts murs des villas somptueuses. C’est là qu’habitent les diplomates et les riches familles de négociants ou de hauts fonctionnaires. De grosses voitures longent le trottoir. Travelling sur la jeune Africaine qui déambule dans le quartier chic. On se croirait dans un film qui se déroule dans le milieu très bourgeois de la capitale, intrigues financières et politiques. La jeune femme a séduit un haut fonctionnaire d’âge mûr. Elle passe vite de son village à la vie éblouissante et facile de la haute bourgeoisie. Rien de tout cela pour Djen. Elle ne rêve pas comme beaucoup d’Africains de l’Eldorado européen, là où coule l’argent à flot, là où il y a de grosses voitures et des machines à laver, des chaines hi-fi et des télés, Djen n’a jamais été attirée par ces illusions.

En franchissant la lourde porte métallique que lui ouvre le gardien de la villa, rien ne l’éblouit. Elle vient simplement faire son travail, gagner de quoi vivre. Elle ne demande pas plus. Son esprit est au-delà de l’argent, dépourvu de tout matérialisme. Elle n’a même pas cherché ce poste. Sa nouvelle situation est due au plus grand des hasards puisque c’est un journaliste espagnol qui l’a accosté et lui a demandé si elle cherchait du travail et quelles étaient ses compétences. Il a écrit une lettre de recommandation et la voici au service d’une famille de diplomates, dans cette grande villa luxueuse où elle dispose d’une chambre de bonne.
Elle pénètre dans le grand salon aux larges baies où le rideau laisse filtrer une douce lumière sur les tapis persans, les meubles contemporains qui s’allient élégamment aux statuettes et aux masques africains et indonésiens qui décorent les murs. Le patron se repose sur un canapé fumant un cigare.

Djen, as-tu fait une bonne promenade ?
Oui, il y a plein de gens à qui je dois rendre visite à Dakar, des membres de la famille ou des « alliés » comme on dit, par exemple un protégé de mon grand-père, vous savez, mon grand-père était un homme important, il a aidé plein de jeunes à faire des études, mon père aussi. Et puis, je suis allé voir Bintou. Bintou, c’est ma confidente depuis toujours.
C’est qui Bintou ?
C’est une fille qui a été adoptée par ma tante Sarah et son mari Moktar. On a été ensemble quand j’ai été placée en pension chez eux, puis plus tard à Bora quand j’ai fui le mariage forcé.
Et tu fuis encore ?
Non, maintenant, je ne fuis rien du tout. Moi, je suis sorti indemne de ces histoires de mariages. Mais je connais des femmes qui se sont suicidées à la veille du mariage avec un homme dont elles ne voulaient pas. Moi, je ne veux pas oublier cela, je veux conserver la solidarité avec les femmes africaines.

Un événement modifia la position de Djen et la décida à vouloir partir en France. Pendant l’été, la famille du diplomate s’absenta pendant deux mois. Ce dernier proposa à Djen de prendre du service auprès d’un Belge, chef d’entreprise, un homme assez jeune, célibataire et visiblement très aisé. Il fit d’abord bonne impression à la jeune femme. Mais dès qu’elle fut engagée par lui, elle subit ses avances. Il lui dit qu’il l’aimait, qu’il voulait la rendre heureuse et il commença à la combler de cadeaux. En revanche, il lui interdisait de sortir, débranchait le téléphone et elle fut contrainte à une relation sexuelle. Constatant la résistance stoïque de la jeune femme, il fut pris d’une violente jalousie et proféra des menaces de mort si elle continuait à résister. En même temps, pour la séduire, il multipliait les cadeaux et déménagea dans un appartement plus luxueux encore avec vue sur la mer. Ce n’était pas le genre de choses qui pouvait séduire Djen, ni les bijoux et les parfums coûteux, ni le luxe. Ce fut un calvaire, une prison en compagnie d’un psychopathe sadique et dangereux.

Le jugement de Djen : Un enfant pourri Quand elle sut que la famille du diplomate était revenue, elle s’enfuit, fut discrète sur ce qu’elle avait vécu mais exigea le paiement de son salaire. Grâce à la pression du diplomate, le Belge fut bien contraint de payer, sinon l’affaire se serait ébruitée dans le petit milieu européen des fonctionnaires et des hommes d’affaires. Ces 4000 F. lui furent bien utiles quand elle arriva en France.

Djen exprima son désir de partir en France. Elle ne se sentait plus bien dans cette ville. Pour autant la France n’était pas un rêve, elle était suffisamment informée par ses amis sur la vie là-bas. Simplement, c’était une solution de survie, pour éviter le pire, au mieux une chance d’évolution. Le diplomate lui répondit :
Mais tu es en France ici ! Et puis il y a le soleil ici et la mer. Qu’aurais-tu de plus en France.
La volonté de Djen était ferme. Il fallait partir.

Quelque jours plus tard, le diplomate lui dit :

Bon, écoute Djen – le diplomate tire doucement sur son cigare, se donne le temps de peser ses mots – je te connais maintenant et j’ai réfléchi. Tu fais très bien ton travail ici. Mais tu vaux mieux que ton travail actuel. En France, tu pourras plus facilement faire ton chemin. Quelqu’un pourra s’occuper de ton installation en France et t’ouvrir des portes. Mais pour cela il faudra que tu changes d’identité, on s’occupera de tous les papiers. Je connais une famille en France qui est prête à t’adopter.
Moi, changer d’identité ? Mais c’est impossible ! Je suis Djenaba Diallo, fille de Mohamed Diallo, petite fille de …

Le diplomate éclate de rire, attendri par la révolte de Djen.
Bon, écoute encore. Je vois bien que tu te sens mieux avec les toubab qu’avec les Africains. Tu n’auras aucun problème d’adaptation. Je comprends bien que tu aies envie de partir. La vie est tellement difficile chez vous et nous, nous ne serons pas toujours là.
C’est vrai, je me sens mieux dans le milieu européen qui offre la liberté d’esprit. Ce qui m’a toujours gênée en Afrique, c’est la situation de la femme. En Afrique, on ne peut rien dire. Mais d’un autre côté, le confort, le luxe comme ici, ça ne me touche pas, je ne le vois pas, ça ne m’intéresse pas.
Ah, Djen, tu es une drôle de fille ! conclut le diplomate.

Quelques jours plus tard il fit une autre proposition à Djenaba. Il s’agissait d’un poste d’hôtesse à l’aéroport de Dakar. On recherchait une jeune femme bien sous tout rapport, élégante et distinguée, pour recevoir les hôtes officiels. Le diplomate confia à Djen un petit livret qui contenait la liste des phrases à apprendre par cœur pour recevoir les invités. Djen commença à apprendre puis elle se lassa. Jouer une marionnette, récitant des phrases stéréotypées aux grosses huiles, non vraiment, ce n’était pas sa vocation ! Elle renonça à ce projet.

Pourtant, partir en France, elle n’en rêvait pas, mais l’idée était là, comme une possibilité qui l’attendait. Son employeur lui procura un passeport diplomatique, elle passa sur le tapis rouge réservé aux voyageurs de marque, telle une reine peule et monta dans l’avion pour Paris. Le diplomate et sa femme l’accompagnèrent jusqu’à la passerelle et ils virent que Djen pleurait. «  Si tu pleures, tu restes avec nous ? » dit le diplomate. Et des pleurs Djen passa au rire. Elle n’avait parlé à personne de son départ, sauf à Youssouf, l’expert-comptable en qui elle avait confiance et qui la soutint dans sa décision. La veille de son départ, elle vit passer son oncle Moktar devant la maison. Elle dit au gardien : «  Attention, ce Monsieur il ne doit pas savoir, sinon il m’empêchera de partir ».

Elle s’élève au-dessus de sa ville qui se regroupe sur le cap, on distingue même les mosquées à toits verts qui parsèment l’agglomération. Au loin à droite, le fouillis indistinct et gris des bidonvilles. L’avion pointe vers Goré au Nord de la ville. Goré, nom maudit ! Elle a visité le lieu une fois avec Jean, la forteresse où on enfermait les esclaves avant le départ, avant la traversée de l’océan, la sépulture du continent. Elle avait dit à Jean : «  C’est au-delà des mots, c’est au-delà des larmes ». Elle pense à son petit frère, à tous ceux avec lui qui n’ont pas eu de visas et sont partis en Europe sur de petits bateaux, au risque de leur vie. Le continent poursuit sa souffrance, l’océan réclame toujours son tribut de vies humaines.