Le respet de l’amour (8)

djebaba

Ch.2 « Les amants de Dougouké », 8e épisode

Suite de l’épisode 7

 Dans cette bourgade de Bayangara, beaucoup de jeunes trainent dans la rue sans emploi. Le niveau scolaire est très bas, l’ambiance est délétère avec des enseignants sans motivation. Djenaba a envie de renouveler sa première expérience associative et réunit des jeunes autour de l’idée que chacun doit commecter une certaine somme, en créant une petite activité comme livrer du bois, aider des commerçants, s’engager comme manutentionnaire sur des chantiers, en vue d’organiser une fête de temps en temps. L’objectif de la fête, la « colledera », un terme portugais qui s’est implanté au Sénégal,  est des plus motivant pour ces jeunes qui s’ennuyaient et les poussent à sortir de leur léthargie. L’association fut un succès durant les deux années que Djen passa à Bayangara. Régulièrement la place publique résonnait des tam-tams et des djembé, ou d’un vieil électrophone retentissaient les rythmes à la mode, les danseurs tournoyaient  et Djen régalait les gens de sa cuisine.

Le narrateur

 Djen a besoin de revenir à sa relation avec Julien et elle poursuit sur les quelques années qui ont suivi pendant lesquelles les traces de cette histoire marquent sa vie. Cette fois, j’ai décidé de tout enregistrer. Mais je sens que sa parole n’est pas tout à fait aussi libre, elle fait un effort pour structurer son discours, peut-être qu’elle se censure inconsciemment. De temps en temps, elle me demande d’interrompre l’enregistrement.

 Nous étions trop jeunes pour prendre nos responsabilités, nous ne pensions pas à l’avenir, il n’y avait que l’heureux présent. Il n’est jamais venu à l’esprit de Julien de remettre en cause le travail à la ferme avec son père à son retour en France. Et de toute façon, il aimait la terre comme il l’aime encore aujourd’hui, c’est tout pour lui, c’est avec la terre qu’il s’épanouit – avec une femme aussi, mais ça vient après. Pourtant, c’était conflit sur conflit avec son père. Heureusement, il a reçu beaucoup d’amour de la part de sa mère, hélas, morte trop tôt d’un cancer. Sa jeune sœur qui n’a pas connu sa mère a le même caractère, les mêmes idées bornées que le père. «  Si tu es élevé par un ours, tu deviens un ours »  Le mariage avec la notaire de la région, c’était un mariage arrangé par le père. La vie avec cette femme qui le considérait comme moins que rien n’a été que souffrance. Il m’appelait tout le temps pour en parler, et je lui ai dit : il n’y a qu’une solution, vous divorcez. Plus tard, il s’est marié avec une Norvègienne, une écrivaine. A cette occasion, il m’a demandé conseil, il me l’a présentée et j’ai trouvé qu’elle lui convenait très bien.

 Avec lui à Dougouké, j’ai connu le bonheur total. C’est pourquoi, ça me manque depuis.

 Quand j’ai décidé d’avorter, j’ai réagi comme toutes les filles africaines dans cette situation avec la peur d’être rejetée, et par la famille, et par le copain. Oui, j’avais peur que Julien me rejette si j’avais l’enfant, ou alors j’avais peur qu’il me le prenne. Dans sa tête, c’était clair qu’il ne pouvait pas vivre avec moi à l’avenir, dans ma tête aussi, c’était pareil. Donc nous ne pouvions penser à un enfant. En prenant la décision bien sûr, j’ai eu du regret. J’en ai encore aujourd’hui quand je vois que Julien n’a pas été heureux dans sa vie. J’ai avorté au quatrième mois de grossesse, j’ai vu le bébé et j’ai sangloté. Quand Julien est venu me chercher à Dakar, juste après l’avortement, nous étions très tristes, mais il y avait entre nous un accord tacite. Nous ressentions et pensions  la même  chose. Depuis ce temps, nous formons en quelque sorte une famille invisible.

 Djenaba s’interrompt. Elle me montre un texte de leur ami commun, celui qui était coopérant avec Julien à Dougouké :

 « On peut insister sur la similitude troublante du paysage où vit Julien avec Dougouké !! Même décor de savane arborée et clairsemée où pâturent des vaches libres. Les ruisseaux sont rares, les pièces de terre sont peuplées de cailloux. Il fait chaud en été, et Julien qui est du coin connaît tous ses voisins et leur histoire.

 Lui aussi il vit avec ses animaux. Lui aussi il élève avec fierté des vaches et des chevaux. Ses Aubrac (c’est une très jolie vache avec des lunettes et le museau blanc, même élégance que les N’Dama)  sont dans le pré devant sa cour, et il leur amasse difficilement tout le foin nécessaire pendant les étés trop secs. Une ferme qui ne nourrit plus son homme au temps de la politique agricole européenne, mais que le fermier, enfin propriétaire, maintien à bout de bras pour l’amour de son terroir malgré les difficultés. Il n’y a pas à s’y tromper, Julien est un véritable Peul lui aussi. Il est issue d’une grande famille lui aussi, avec son nom à particule. Instruit, sens de la tradition et du terroir, fierté de son métier de terrien,  respect des lois sociales et de la religion, poète, il est fidèle en amitié. Grand calme, ouvert à ce que vont lui apprendre les autres, tout y est qui le rapprochait de Mohamed.

 La « brousse française », par contre s’est vidée de ses habitants. Djenaba a besoin de plus de monde que cela pour vivre heureuse.

Il est très clair dans ces conditions qu’elle comprend parfaitement l’impossibilité de rejoindre Julien. Elle sait à quoi s’attendre de la vie de paysanne et ne se fait aucune illusion sur la capacité de ses poignets à peine plus large que le manche de la fourche qu’ils devront manier. Ni faire les foins ni débourrer les chevaux !!! Dans ce contexte tourmenté par la rentabilité de l’agriculture caussenarde, elle n’est pas sûre qu’elle y aurait bien vécue. « 

 Djenaba reste pensive après cette lecture, puis elle reprend.

 Oui, nous étions un … et nous le sommes encore. A  chaque appel il commence par dire «  Tu me manques ! ». Je suis venue à son second mariage où j’ai retrouvé les amis français. C’était drôle à la fête, dans un coin, il y avait les invités qui connaissaient l’Afrique et qui écoutaient avec Julien la musique africaine, et de l’autre côté, il y avait les Norvégiens. Julien est resté attaché au Sénégal, c’est lui souvent qui me donne des nouvelles de Dougouké.

 Toute seule à Dougouké, j’étais très malheureuse seule sans Julien, mais ses amis, les autres coopérants, se sont occupés de moi.  Surtout Colette et François à qui Julien avait dit de prendre soin de moi. Ils m’invitaient souvent à des sorties. C’est un peu après que je suis partie à Bayangara et là je me sentais bien avec les activités pour l’association. Pour mes projets, j’avais bien sûr abandonné mes rêves d’avocate ou de médecin, mais je voulais aller à Dakar et travailler. Je ne pensais plus du tout au mariage, je voulais mener ma vie en étant indépendante. Si elle n’est pas allée longtemps à l’école, l’homme africain traite sa femme en inférieure. Mais si l’occasion se présentait, pourquoi pas. Les mariages d’amour avec un Africain, ça peut exister, mais c’est très rare. Il faut être de régions différentes, il ne faut pas qu’il y ait le poids des familles.

 Donc je suis partie à Dakar. Mais entre temps, il s’est passé quelque chose … Tu vas me juger, mais tant pis ! Colette et François venaient souvent avec un autre coopérant, Pierre, qui travaillait pour une grosse ONG. Il ne voulait pas aller dans les villages tout seul et il a demandé que je l’accompagne et que je fasse les traductions. Il était sympathique, mais un peu rebelle et provocateur, un type original. A mon père, il a dit : «  Donne moi ta fille, tu sais, je ne vais pas la manger »… Bon, finalement, on vivait comme un couple, mais en fait, je n’arrivais pas à me donner, j’étais bloquée. Mais il semblait s’en foutre, il me mettait toujours en valeur, disait que j’étais la plus belle femme du Sénégal. Il  m’a prise en photo de dos, j’étais assise par terre, le dos nu. Il en a fait un grand poster qu’il a affiché dans sa chambre. C’était un homme qui aimait trop les plaisirs, l’alcool, un peu de hasch. Je suis allée à Dakar avec lui et j’ai décidé de rester comme c’était mon projet depuis longtemps. Avant de partir pour la France, il m’a acheté plein de produits de maquillage Yves Saint-Laurent, je ne connaissais pas la marque, et il m’a expliqué qui était Yves Saint-Laurent et que ses produits étaient utilisés par les grands mannequins de Paris, «  Si Saint-Laurent te voyait, il te prendrait sans aucun doute pour ses défilés de mode »

 … A oui, j’ai oublié … Pierre, c’était après Jean … Jean, je l’ai connu avant …

 Mais d’abord, la question du travail. J’étais dans la rue et un type en voiture m’a klaxonnée, je n’ai pas fait attention, puis il a fait demi-tour et m’a abordée. C’était un journaliste espagnol. Il m’a demandé si je voulais travailler chez des amis de l’ambassade pour la cuisine. Ensuite il m’a donné un contrat et comme c’était en espagnol j’ai demandé à mon oncle de traduire car je me méfiais, à savoir «  s’il voulait me vendre ». Mais non, c’était tout à fait sérieux.

Mais avant, j’avais déjà trouvé des heures de ménage, chez un Peul très riche que j’avais rencontré à un mariage. Il m’aimait beaucoup.

 Donc avant Pierre, c’était Julien … non je veux dire Jean … Julien d’abord, et puis Jean et Pierre. Mais Pierre, comme je t’ai dit, ça n’a pas été vraiment important pour moi.

 A l’époque, je faisais beaucoup de va-et-vient entre Dougouké et Dakar. Je connaissais déjà Pierre mais il n’y avait encore rien eu entre nous. A Dakar, je voulais aller rendre visite à un ami de Julien. Mais cet ami était déjà rentré en France et l’appartement était occupé par un autre Français. C’est comme ça que j’ai rencontré Jean. Quelques jours après, un ami français, me dit : «  Tu connais Jean ? Tu sais, il voudrait te revoir ». Il m’a fait comprendre que cet homme était, sinon amoureux, du moins très intéressé par moi. Woua ! On s’était à peine parlé ! Finalement, ce fut une belle relation. Je dois dire qu’en Jean, je voyais  Julien. Je lui ai tout de suite expliqué ce problème. Il y avait des points communs dans leur façon d’être. Mais c’était avec Jean une relation plus douce, plus calme et plus sage.

 Tu sais ce qu’il a fait pour m’avoir vraiment ? Il a organisé un grand méchoui pour tous les gens qu’il connaissait à Dakar, donc j’étais invitée aussi et voilà qu’il annonce au début de la fête que ce grand méchoui, c’était en mon honneur !

 Avec Jean, il y a eu des projets. Il voulait m’épouser et j’en étais heureuse, je me sentais bien avec lui et je jouais un peu un rôle de protectrice à son égard – il avait perdu sa mère jeune et avait été élevé par ses sœurs. Je l’aimais et j’estimais ses capacités intellectuelles. Il était à l’époque séismologue, ensuite il se spécialisa dans l’étude des plantes. Il a toujours travaillé dans des organisations internationales.

 Pour se marier avec moi, il avait décidé de se convertir à l’Islam. Pour moi, c’était égal qu’il se convertisse ou non. C’était une chose vis-à-vis de la famille. Mais moi, je voulais que le mariage ait lieu en France car je voulais être sûre qu’il y aurait l’accord de sa famille. Et ce fut bien là le problème quand il rentra en France. Les parents s’opposèrent au mariage … et finalement il épousa une femme de son milieu.

 Non, je ne lui en ai jamais voulu. Nous sommes restés amis. Il m’écrit depuis ce temps. Je lui ai fait savoir que tu écrivais sur ma vie. Il m’a dit qu’il voudrait envoyer un texte pour le joindre à notre travail.

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