Dette publique : comment l’État est devenu dépendant des marchés financiers

— Par Jérôme Baray (*) —

Derrière l’idée reçue d’un État “vivant au-dessus de ses moyens”, une autre histoire se dessine : celle d’un basculement orchestré depuis les années 1970 vers la dépendance aux marchés. Entre privatisations, interdiction de la création monétaire et rente des intérêts, la dette s’est muée en instrument de pouvoir économique.

L’État vit au-dessus de ses moyens.” La phrase est si souvent répétée qu’elle n’est plus questionnée. De moins de 20 % du produit intérieur brut (PIB) dans les années 1970, la dette atteint aujourd’hui environ 110 %. Au-delà de ces chiffres, de nombreux travaux critiques, de Thomas Piketty à Pierre Bourdieu, montrent une autre réalité. Loin d’être née d’un excès de dépenses sociales, la dette est aussi née d’une série de choix politiques favorables aux marchés financiers, comme l’ont montré Frédéric Lordon ou François Chesnais, la financiarisation de l’État transformant la dette en outil de transfert de richesses vers le secteur privé.

L’interdiction de la monétisation directe (c’est-à-dire le financement de la dette par émission monétaire), les privatisations massives et les aides publiques non conditionnées ont affaibli l’État, tout en enrichissant le secteur financier. Ainsi, chaque année, des milliards d’euros d’intérêts (68 milliards d’euros en 2025, soit un peu plus que le budget de l’éducation nationale) rémunèrent les créanciers privés, tandis que les services publics doivent se restreindre. Le récit dominant occulte la responsabilité de choix politiques assumés et construits dans le temps long.

L’année du basculement

Jusqu’en 1973, l’État pouvait se financer auprès de la Banque de France à taux nul. La loi du 3 janvier 1973 y a mis fin, imposant l’emprunt sur les marchés. Cette décision s’inscrivait dans un contexte d’inflation forte et dans l’adhésion aux idées monétaristes naissantes : limiter la création monétaire publique était perçu comme un moyen de stabiliser les prix et de moderniser la politique économique. Cette dépendance a été renforcée par les traités européens : l’Acte unique européen (1986), le traité de Maastricht (1992) puis le traité de Lisbonne (2007).

Cette réforme, souvent présentée comme une modernisation, peut aussi être lue – et c’est la perspective que je défends – comme un basculement structurel vers une dépendance durable aux marchés financiers. Ce choix était motivé par la crainte de l’inflation et par la volonté d’inscrire la France dans le mouvement de libéralisation financière qui gagnait les économies occidentales à la même époque.

Dans les années 1980, avec la désinflation compétitive, l’endettement a été transformé en une sorte d’impôt implicite, la “taxe intérêts de la dette” ayant remplacé la “taxe inflation”. En effet, à cette époque, le taux d’intérêt était devenu supérieur au taux de croissance de l’économie. Dès lors, la dette augmentait même en l’absence de nouveaux déficits : c’est l’effet dit de “boule de neige”, où le poids des intérêts croît plus vite que les recettes publiques.

Ce tournant illustre la manière dont la dette, de simple outil, s’est muée en carcan durable. Il a aussi renforcé l’idée que les marges de manœuvre budgétaires étaient contraintes par des forces extérieures, ce qui a profondément marqué la culture économique et politique française.

Un appauvrissement organisé

À cette contrainte monétaire s’est ajoutée la vente d’actifs publics : banques, télécoms, énergie, autoroutes, aéroports. Ces privatisations ont dépossédé l’État de dividendes réguliers, réduisant sa capacité d’action à long terme. Parallèlement, les aides aux entreprises se sont multipliées, atteignant plus de 210 milliards d’euros en 2023 (Sénat, rapport 2025). Si certaines aides ont pu avoir des effets positifs à court terme, leur généralisation sans contrepartie claire pose problème. C’est à ce moment-là que l’État s’est progressivement privé d’un levier de régulation.

En additionnant privatisations (moins de ressources régulières) et aides (davantage de dépenses), l’endettement apparaît comme le résultat d’un appauvrissement de l’État, appauvrissement révélateur d’une orientation stratégique privilégiant la rente sur l’investissement collectif. Cette rente est payée par les contribuables sous forme d’intérêts de la dette, et captée par les détenteurs d’obligations d’État – banques, fonds et assureurs.

Qui profite de la dette ?

Le résultat de toutes ces orientations prises au fil du temps est qu’en 2023, le service de la dette a coûté 55 milliards d’euros, soit plusieurs fois le budget de la justice). Ces montants bénéficient surtout aux banques, fonds et assureurs… Une partie est détenue via l’épargne domestique, mais ce circuit reste coûteux : les citoyens prêtent à l’État, paient les intérêts par l’impôt, pendant que les intermédiaires captent la marge. Autrement dit, la collectivité se prête à elle-même, mais avec intérêts.

Pierre Bourdieu parlait de “noblesse d’État” pour désigner les élites circulant entre ministères, banques et grandes entreprises. Dans ce système de connivence, la dette devient une rente pour les acteurs économiques et financiers qui détiennent la dette souveraine, mais aussi pour certains hauts fonctionnaires et dirigeants d’entreprises passés du public au privé. D’où les appels à réorienter la gestion des actifs stratégiques (infrastructures, énergie, transports, recherche) et à renégocier les intérêts jugés illégitimes.

Ces débats dépassent la seule technique financière : ils interrogent la légitimité même du mode de gouvernance économique.

La dette comme instrument de gouvernement

Le discours économique dominant mobilise des termes technocratiques – “règle d’or”, “solde structurel” – qui transforment des choix politiques en nécessités. Plus de 90 % de la monnaie en zone euro est créée par les banques commerciales au moment du crédit. En renonçant à la création monétaire publique, l’État rémunère des créanciers privés pour accéder à sa propre monnaie, institutionnalisant sa dépendance. En termes simples, lorsqu’une banque commerciale accorde un prêt, elle crée de la monnaie ex nihilo ; à l’inverse, l’État, privé de ce pouvoir, doit emprunter cette monnaie avec intérêts pour financer ses politiques publiques. À mesure que l’austérité progresse se déploie une “gouvernance par les instruments” : indicateurs, conditionnalités, surveillance numérique des dépenses.

Comme l’avaient anticipé Michel Foucault, dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975), et Gilles Deleuze (Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990), l’économie se confond avec un dispositif disciplinaire. La dette devient ainsi l’alibi qui légitime les restrictions et le contrôle social.

Dans le quotidien des citoyens, cela se traduit par des dispositifs concrets : notation bancaire, suivi des allocataires sociaux, encadrement des dépenses publiques, autant de mécanismes qui étendent la logique de surveillance. Ces pratiques ont un effet durable, car elles façonnent des comportements de conformité et réduisent l’espace du débat politique, en donnant l’impression que “l’économie impose ses propres lois”.

Quelles alternatives crédibles ?

Repenser la dette suppose de l’utiliser de façon ciblée, à taux nul, comme avant 1973. Les aides aux entreprises devraient être conditionnées à des engagements vérifiables en matière d’emploi et d’innovation, au profit des petites et moyennes entreprises. La fiscalité doit être rééquilibrée, en réduisant les niches, en taxant les rentes, en imposant aux grandes entreprises actives en France d’y payer leurs impôts. L’exemple de la taxe sur les superprofits énergétiques (UE, 2022) montre que c’est possible. Il s’agit là d’une mesure de justice élémentaire, que beaucoup de citoyens comprennent intuitivement, mais qui peine encore à s’imposer dans le débat public.

En outre, une loi antitrust limiterait la concentration excessive dans le numérique, la finance ou l’énergie. Pour être efficace, elle devrait s’accompagner d’autorités de régulation fortes, capables de sanctionner réellement les abus de position dominante. Enfin, une cotisation sociale sur l’intelligence artificielle permettrait de partager les gains de productivité et de financer la protection sociale. Une telle mesure contribuerait aussi à une meilleure répartition du temps de travail et à un équilibre de vie plus soutenable. Au-delà de ces leviers, une simplification des structures administratives libérerait des marges de manœuvre budgétaires, permettant de renforcer les métiers à forte utilité sociale et d’améliorer la qualité du service rendu aux citoyens.

Reprendre la main sur la dette

La dette publique française n’est pas le fruit d’un peuple dépensier, mais celui d’un système construit depuis 1973 pour enrichir une minorité et fragiliser la puissance publique. Privatisations, aides sans condition, rente d’intérêts et connivence entre élites ont transformé l’endettement en transfert de richesses. Rompre avec cette logique suppose de recourir à l’emprunt à taux nul, de conditionner les aides, de rééquilibrer la fiscalité, de réguler les monopoles et de taxer l’IA.

Reprendre la main sur la dette, c’est gouverner la monnaie et les priorités collectives en fonction de l’intérêt général. C’est aussi affirmer que l’économie n’est pas une fatalité technique, mais un choix de société qui engage la souveraineté et le contrat social de demain.

Sources

À propos de l’auteur : Jérôme Baray. Professeur des universités en sciences de gestion, Le Mans Université.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Source : WeDemain