Des giboulées de mars…culturelles !

— Par Janine Bailly —
giboulees_culture_marsSur l’île, le mois de mars est celui où débute la saison nommée Carême, sèche et gorgée de soleil, tandis que là-bas, sur le sol hexagonal, des averses subites marquent le passage de l’hiver au printemps. Pour nous, les giboulées de mars furent… culturelles ! Une effervescence de bon aloi s’est en effet emparée de divers lieux, parfois mythiques et de belle esthétique. À tel point que l’on dut faire des choix, certes douloureux, entre les activités qui nous étaient offertes ! De ce « bouillon de culture », je ne puis partager que quelques bribes sur la toile, tant il faudrait de pages pour rendre compte de cette surprenante déferlante d’expositions, de spectacles, de films en VO, de colloques et conférences, tous événements passionnants. Qui oserait déclarer, comme on l’entend parfois encore, qu’il « ne se passe rien à la Martinique ?», alors qu’on ne savait plus où donner ni de l’oreille ni des yeux ?
Venu de France, Guillaume Pigeard de Gurbert, qui a enseigné quelques années sur l’île, a donné une série de conférences aux Foudres Habitation Saint-Étienne (Foudres HSE), en cette salle sur laquelle plane toujours l’esprit protecteur d’Édouard Glissant, et qui accueille diverses manifestations culturelles. Au soir du mercredi 4, nous avons avec le philosophe revisité nos classiques , mais nous avons aussi pu lire autrement le film « Les Temps Modernes » : c’est, a dit Guillaume, le dernier film de Charlot puisque dans les suivants il redeviendra Charlie Chaplin, et c’est aussi le premier film délibérément muet puisque seules les machines parlent : les protagonistes qui travaillent à la chaîne de montage n’ont pas la parole, ne communiquent pas entre eux, on ne lit pas leurs dialogues sur les encarts. Au moment même où la technique lui aurait permis de sonoriser le film, Chaplin a audacieusement inversé le processus, et retiré au personnage de Charlot la possibilité de s’exprimer. Ainsi sont les temps modernes !
Au matin du mercredi 5, c’est devant un public nombreux d’étudiants attentifs, mêlés à de trop rares adultes à la curiosité encore en éveil, que Guillaume nous tiendra en haleine, nous entraînant à sa suite dans « L’espace de la peinture ». Il nous parlera de Hegel et Kant, de l’espace et du temps, communication savante qu’il me serait impossible de retranscrire sans erreur (mieux vaut lire l’interview qu’il a donnée dans le magazine France-Antilles de cette semaine). Je garderai pourtant en mémoire ce qui fut merveilleusement dit de Cézanne et Picasso. S’appuyant sur les portraits de Dora Maar, peints par Picasso, l’orateur nous montre comment le cubisme est une prouesse, celle de jouir en même temps de tous les profils de la personne aimée. Les portraits se font alors « rêves d’amour ». La distorsion du visage, ou celle des seins, nous offre en simultanéité des profils qui seraient vus successivement dans la vie réelle. Les images sont amoureuses, et non pas monstrueuses, les images se font variations sur un délire amoureux.
Même ravissement au domaine de Fonds Saint-Jacques, la semaine suivante, lors du colloque international à l’intitulé intrigant : « Colonialisme, esclavagisme, exotisme dans la littérature et les arts (XVIIe-XXIe siècles) ». Les communications tinrent les promesses du titre. S’il me faut choisir, je parlerai de l’intervention remarquable, convaincante car particulièrement vivante et bien illustrée, de Martial Poirson, venu de l’Université Paris-VIII pour nous parler de l’événement Exhibit B (créé par Brett Bailey). Événement qui a engendré en France la violente polémique que l’on sait puisque les douze tableaux vivants, toujours composés d’ailleurs par des acteurs anonymes et volontaires, recrutés dans les villes où devait se tenir l’intervention, ont été assimilés aux « zoos humains » qui, lors des expositions coloniales du siècle dernier attirèrent, au spectacle de « villages africains » reconstitués, nombre de « voyeurs » avides d’un exotisme de mauvais goût.
Fort-de-France ne fut pas en reste. Le 17mars, la quatrième conférence de la saison 2014-2015 du CEREAP, qui se tint à la salle polyvalente de l’ESPE, s’est intéressée à « L’art dans la ville ». Les interventions de Patricia Donatien et Mathilde Dos Santos nous ont fait découvrir, en images et en paroles, les tags, graffs et fresques qui sont montés à l’assaut des murs de Fort-de-France comme de ceux des villes brésiliennes. Elles nous ont appris que les créateurs signent de leur « blaze » leurs œuvres, individuelles ou réalisées par un collectif généralement appelé «posse », « crew » ou « squad ». Quant à Dominique Berthet, il a évoqué avec autant de brio que de sens pédagogique, l’itinéraire nomade, les interventions et les installations d’un art de rue éphémère et engagé, notamment en Afrique du Sud, celui de Ernest Pignon-Ernest.
Signalons encore, à la bibliothèque Schoelcher, le bel hommage rendu, pour fêter ses vingt printemps, à la revue « Recherches en esthétiques », numéro spécial judicieusement nommé « Créations insulaires ». On pourrait dire encore « bien des choses en somme », mais il faut finir, émettant le voeu que d’autres mois semblables nous aident à supporter les événements cruels qui bouleversent aujourd’hui le monde !

Fort-de-France, le 22/03/2015

Janine Bailly

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