Derrière l’idéologie du «racisme anti-Blancs», la persistance française de la question coloniale

— Par Edwy Plenel —

Le « racisme anti-Blancs » est une construction idéologique destinée à relativiser le racisme systémique, social et culturel, subi en France par les Noirs et les Arabes. Son ascension dans le débat public témoigne de l’aveuglement français à la question coloniale, à sa longue durée comme à sa persistante actualité.

L’extrême droite peut se réjouir : sa stratégie d’hégémonie culturelle a encore marqué un point. Après avoir réussi à imposer l’insécurité, l’immigration et l’islam comme obsessions médiatiques et gouvernementales, détrônant les ambitions sociales et les aspirations démocratiques, la voici qui parvient à relativiser et à banaliser le racisme par la promotion d’un « racisme anti-Blancs ». Il aura suffi d’une déclaration de Lilian Thuram, à propos des insultes racistes visant les joueurs noirs dans les stades, pour que se diffuse, dans le débat public, de France Inter à Mediapart, une docte réflexion sur les supposées dérives d’un antiracisme qui serait aveugle à ce nouveau « racisme anti-Blancs » dont Valeurs actuelles, évidemment, proclame l’existence avérée.

Une de l’hebdomadaire Valeurs actuelles du 12 septembre 2019 Une de l’hebdomadaire Valeurs actuelles du 12 septembre 2019
Aucun individu n’est à l’abri, en raison de sa culture, de son peuple ou de son origine, des préjugés discriminant, méprisant ou violentant d’autres cultures, d’autres peuples ou d’autres origines. Supposée égale pour tous, la loi sanctionne à juste titre ce racisme, qu’il se traduise par des propos, des comportements ou des violences. C’est ainsi qu’Éric Zemmour vient d’être définitivement condamné pour provocation à la haine raciale (à l’encontre des musulmans), après l’avoir déjà été en 2011 (à l’encontre des Noirs et des Arabes). Mais il suffit de constater que ces condamnations de récidiviste ne nuisent en rien à sa carrière éditoriale et médiatique, au contraire, pour comprendre qu’évoquer, aujourd’hui, en France, un « racisme anti-Blancs » est une construction idéologique sans rapport avec la réalité.

Car le racisme, précisément, ne se résume pas à une idéologie : c’est un système, une pratique sociale, une réalité institutionnelle, un vécu culturel. Aucun Blanc ne subit dans notre pays ce qu’ordinairement, des Noirs, des Arabes et d’autres encore, témoignant d’une France plurielle et multiculturelle, subissent : contrôles au faciès, discriminations à l’embauche, refus de logements, relégations sociales, mépris culturel, remarques déplacées, invisibilité de leur histoire, etc. Aucun Blanc ne se heurte systématiquement, à cause de son apparence, à un monde qui l’exclut, le relègue ou le blesse. Jamais un Blanc ne s’est senti étranger en France parce que Blanc, à raison de sa couleur de peau. Théoriser l’existence d’un « racisme anti-Blancs », ce n’est pas prendre acte de la réalité mais, au contraire, la nier en effaçant, par une prétendue réciprocité dans la discrimination, ce qu’ont subi et subissent encore Noirs et Arabes de la part du monde blanc, en toute bonne (in)conscience des individus qui le constituent.

C’est en somme relativiser le racisme réel en inventant un racisme irréel. Dans plusieurs contributions fort bien argumentées (ici, là et là), l’essayiste et journaliste Rokhaya Diallo a souligné que « le » racisme se définit par son caractère systémique et qu’à ce titre, aucun « racisme anti-Blancs » n’est discernable : « Si des personnes blanches peuvent être la cible de préjugés, d’attaques, d’injures parce que perçues comme blanches, il faut le condamner, écrit-elle. Mais il convient de rappeler qu’il n’existe pas de théorie qui placerait les Blanc.hes au bas d’une hiérarchie raciale et qui se soit traduite dans des pratiques institutionnelles. C’est pour cela qu’on ne peut parler de “racisme anti-Blancs”. Le racisme est un système de domination, qui ne se cantonne pas à des interactions individuelles. »

Autre militante féministe et antiraciste, blogueuse sur Mediapart, Mélusine a montré (lire ici sur Ballast) que cette banalisation d’un « racisme anti-Blancs », au prétexte que le racisme ne serait qu’une idéologie de la haine contre laquelle aucun groupe humain n’est évidemment prémuni, relève de la même opération idéologique que la légitimation de l’islamophobie : en la présentant comme la simple critique laïque d’une religion, on réussit à rendre présentable et acceptable l’ancien racisme anti-Arabe et anti-musulman, y compris au sein de la gauche qui faisait de l’antiracisme son étendard.

« Le racisme, ajoute avec lucidité Mélusine, n’avait pas à être, nécessairement, une hégémonie blanche. Mais il se trouve qu’il l’est, parce que l’histoire contingente l’a fait ainsi ». Dès lors, les Blancs sont eux-mêmes pris au piège de cette construction sociale : « Les Blancs, poursuit Mélusine, sont un groupe social produit par le racisme lui-même : ils sont blancs parce qu’ils entretiennent un rapport de domination particulier avec les groupes racisés, parce qu’ils sont distingués des non-Blancs, parce qu’ils occupent, toutes choses égales par ailleurs, une position sociale et symbolique qui leur est supérieure. »

Hier comme aujourd’hui, du côté de celles et ceux qui vivent ordinairement et durablement le racisme, rappelle enfin Mélusine qui parle d’expérience, « le qualificatif “blanc” ne désigne pas une qualité de l’être, mais bien une propriété sociale : il ne dit pas l’identité des individus, mais leur position dans la société, dans le rapport de domination raciste ». C’est ainsi qu’il eût fallu entendre les propos de Lilian Thuram, dans un journal sportif italien, le Corriere dello Sport, le 4 septembre : « Il faut prendre conscience que le monde du foot n’est pas raciste, mais qu’il y a du racisme dans la culture italienne, française, européenne et plus généralement dans la culture blanche, avait déclaré l’ancien international de football. Il est nécessaire d’avoir le courage de dire que les Blancs pensent être supérieurs et qu’ils croient l’être. »

Les Blancs d’aujourd’hui peuvent certes s’y méprendre, en recevant ce propos comme une essentialisation malvenue qui les enrégimenterait, en bloc, dans un suprémacisme qu’il leur arrive, eux aussi, de combattre. Mais leur émoi sera d’autant plus crédible qu’ils sauront reconnaître combien, sur la longue durée qui a fait la France et l’Europe, leur puissance et leur richesse, ce qu’énonce Lilian Thuram est vrai, rigoureusement vrai.

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