Depuis la peste noire, les hommes bouleversent les rites funéraires lors des épidémies

— Par Anne Chemin —

Afflux de cadavres, crainte de la contamination : les crises épidémiques ont toujours bouleversé les funérailles, comme c’est le cas encore pour le Covid-19.

L’épidémie, peu à peu, dicte sa loi. Elle nous confine à l’intérieur de nos domiciles, elle empêche nos enfants d’aller à l’école et elle bouleverse déjà les hommages funéraires que nous rendons à nos défunts. Dans un avis consacré à la « prise en charge du corps d’un patient, cas probable ou confirmé Covid-19 », le Haut Conseil de la santé publique a en effet indiqué, le 24 mars, que « les pratiques culturelles et sociales autour du corps d’une personne décédée, notamment en ce qui concerne la toilette rituelle », doivent désormais respecter strictement les règles d’hygiène qui s’imposent d’ores et déjà aux vivants.

Les proches qui souhaitent voir le visage de la personne décédée dans la chambre mortuaire doivent s’abstenir de la toucher, de l’embrasser et même de l’approcher à moins de 1 mètre. « Si un impératif rituel nécessite la présence active de personnes désignées par les proches », ajoute le Haut Conseil, elles ne peuvent être plus de deux et elles doivent porter une tenue de protection – des lunettes, un masque chirurgical, un tablier antiprojection et des gants à usage unique. Les bijoux du défunt doivent en outre être désinfectés avec un détergent « répondant aux normes de virucidie vis-à-vis des virus enveloppés, ou de l’alcool à 70° ».

Les cérémonies d’adieu sont, elles aussi, perturbées par les impératifs médicaux. Pour éviter les inévitables contaminations qui accompagnent les rassemblements, Edouard Philippe a annoncé le 17 mars que les enterrements ne peuvent réunir plus d’une vingtaine de personnes. « C’est très dur, a déclaré le premier ministre. Cela manque de ne pas pouvoir se rendre aux obsèques d’un proche ou d’un ami, mais nous devons faire respecter les consignes sanitaires. » Pour maintenir, malgré tout, un semblant de rituel collectif, certains services de pompes funèbres proposent désormais de retransmettre les obsèques en direct par video.

Le deuil, un « devoir de groupe »

Si nous avons tant de peine à imaginer des veuves en tenue de protection, des séances de désinfection d’alliance ou des enterrements en comité restreint, c’est parce que les rituels funéraires ne sont ni des moments insignifiants ni des signes de bienséance quelque peu désuets. Ces cérémonies où les proches témoignent de leur affliction servent aussi, et peut-être surtout, à combattre « l’impression d’affaiblissement que ressent le groupe quand il perd un de ses membres », selon les mots d’un des pères fondateurs de la sociologie, Emile Durkheim (1858-1917).

En 1912, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, le sociologue souligne en effet que le deuil ne peut se réduire à « l’expression spontanée d’émotions individuelles »« Sans doute, il peut se faire, dans des cas particuliers, que le chagrin exprimé soit réellement ressenti, écrit-il. Mais, le plus généralement, il n’y a aucun rapport entre les sentiments éprouvés et les gestes exécutés par les acteurs du rite. Le deuil n’est pas un mouvement naturel de la sensibilité privée froissée par une perte cruelle : c’est un devoir imposé par le groupe. On se lamente, non pas simplement parce qu’on est triste, mais parce qu’on est tenu de se lamenter. »

Pour Durkheim, les rituels funéraires servent à « rapprocher les individus les uns des autres, à les mettre plus étroitement en rapports, à les associer dans un même état d’âme » – et à garantir, du même coup, l’unité morale de la société blessée par le décès de l’un des siens. « Puisqu’on pleure en commun, écrit-il encore, c’est qu’on tient toujours les uns aux autres et que la collectivité, en dépit du coup qui l’a frappée, n’est pas entamée. Sans doute, on ne met alors en commun que des émotions tristes ; mais communier dans la tristesse, c’est encore communier, et toute communion des consciences, sous quelques espèces qu’elle se fasse, rehausse la vitalité sociale. »

Avant de mourir au front pendant la première guerre mondiale, Robert Hertz, l’un des élèves de Durkheim, explore, lui aussi, les représentations collectives qui inspirent les rituels funéraires. En 1907, dans sa Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort, il s’attarde sur les doubles funérailles célébrées par les peuples indonésiens en insistant sur le fait qu’il ne s’agissait pas de faits « purement locaux ». Après un décès, écrit-il, la société doit accomplir un « pénible travail de désagrégation et de synthèse mentales » pour retrouver la paix.

Pour Robert Hertz, les rituels funéraires servent à faire passer la personne disparue de la société visible des vivants à la société invisible des ancêtres. « Après un décès, les vivants craignent que les morts reviennent les hanter, explique l’anthropologue Frédéric Keck. Les doubles funérailles sont destinées à éloigner ce fantôme : elles instaurent une séparation entre le monde des vivants et le monde des morts. En installant la personne décédée dans cette société parallèle à la nôtre, le rite transforme le cadavre biologique en un être social qui appartient à un autre monde. »

Le devenir des morts occupe beaucoup les vivants, ajoute Frédérick Keck. « L’historien Vincent Goossaert a montré qu’en Chine, les taoïstes tenaient une véritable bureaucratie des morts : chaque personne décédée occupe, dans cet univers, une place liée à ses mérites, poursuit-il. L’Occident, lui aussi, a dessiné une géographie de l’au-delà : pour échapper au système dualiste de l’enfer et du paradis, les chrétiens du Moyen Age ont ainsi inventé, comme l’a raconté Jacques Le Goff dans La Naissance du Purgatoire [Gallimard, 1981], une société intermédiaire où les morts peuvent racheter certains de leurs péchés. »

Selon Eric Crubézy, auteur d’Aux origines des rites funéraires (Odile Jacob, 2019), cette transformation du « mort en défunt » exige trois moments symboliques :  …

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