Dépasser la négritude

— Par Lilyan Kesteloot

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Une nouvelle génération de romanciers africains

 17/03/06

Littérature de l’anomie et de la déviance, de la subversion, de la destruction et la décomposition… expression des complexes, des traumatismes, des refoulements… image d’une contre-société, de contre-culture… lieux et non-lieux des turbulences dont le passage à l’univers littéraire s’effectue par des ruptures, des dissociations, des collisions, des explosions… l’écriture est une décharge électrique  » : il y a cinq ans, le professeur congolais Georges Ngal, s’interrogeant sur les  » nouvelles conditions d’émergence d’une pensée africaine « , décrivait ainsi le nouveau discours littéraire africain (L’Errance, L’Harmattan, 1999).

L’essentiel de l’esprit du temps ainsi caractérisé, et singulièrement celui de la nouvelle génération des intellectuels et écrivains de l’Afrique noire, que pouvons-nous ajouter pour cerner plus spécifiquement les romanciers actuels ? Constatons d’abord que cette nouvelle génération est en rupture affirmée avec celles qui l’ont précédée, et qui avaient vécu, en gros, sur les principes énoncés par le mouvement de la négritude.

Avec ce mouvement, fondateur de la littérature négro-africaine, Césaire, Senghor et leurs compagnons avaient ouvert un nouveau champ littéraire qui rompait, lui aussi, en son temps, avec toute la littérature hexagonale. Les points d’ancrage de ces rebelles étaient, culturellement, la civilisation africaine et ses succédanés créoles ; et, socialement, la dénonciation du racisme, de l’oppression coloniale et de l’esclavage. La prise de conscience de cette histoire différente et d’un statut existentiel inacceptable fut donc à l’origine de cette rupture et de cette innovation. La revue Présence africaine, créée en 1947 par Alioune Diop, joua immédiatement le rôle d’instance de légitimation, indépendante d’un milieu littéraire parisien dont elle se marginalisa durant quarante ans. D’autres instances apparurent ensuite – les revues Abbia au Cameroun et Ethiopiques au Sénégal en particulier -, et avec elles une deuxième génération d’écrivains comme Mongo Beti, Cheikh Hamidou Kane, Massa Makan Diabate, Alioum Fantouré, Valentin Y. Mudimbe, Ahmadou Kourouma.

La troisième génération fut illustrée par Tierno Monenembo, William Sassine, Ken Bugul, Jean Baptiste Dongala, Pius Ngashama, Boubacar Boris Diop, Sony Labou Tansi, Sylvain Bemba, Félix Tchikaya, Henri Lopes. On leur doit d’avoir répercuté dans leurs romans les angoisses suscitées par la détérioration de la situation politique et économique de l’Afrique.

ALLÉGORIES TRAGIQUES

Les écrivains de la quatrième génération se positionnèrent de façons diverses face aux événements qui bouleversent et menacent leurs sociétés d’origine. Un courant majeur s’est d’ores et déjà imposé sur le plan international : il met en scène les pouvoirs et les déboires africains sous forme d’allégories tragiques ou dérisoires, dont les acteurs se débattent dans un univers chaotique sans issue. C’est le champ ouvert par Monenembo, Sassine, Labou Tansi et Boris Diop et où s’inscrivent de jeunes auteurs déjà notoires : Tanella Boni, Kossi Effui, Oumar Kante, Kousi Lamko, Véronique Tadjo et le Malgache Jean-Luc Raharimanana…

Un deuxième champ fut créé essentiellement par les écrivains noirs exilés ou installés en France. Parmi eux le groupe plus restreint, qu’on désigne comme  » le pré carré  » (sic). Très médiatisés, car au coeur de l’institution littéraire métropolitaine, ils n’en sont pas moins talentueux. Citons Alain Mabanckou, Abdourahman A. Waberi, Sami Tchak, Florent Couao-Zotti, Patrice Nganang, Khadi Hane, Fatou Diome… Cette littérature issue de l’émigration est un peu comme l’arbre qui cache la forêt. En effet, sur le sol même du continent noir, se poursuit une abondante production, où romans et nouvelles du terroir décrivent surtout les populations locales et leur mal de vivre. Mais aussi leurs joies, leurs espoirs, leurs combats quotidiens.

Ainsi Abdoulaye Kane, Aminata Sow Fall, Aboubakri Lam au Sénégal, Pabe Mongo et Eugène Ebode au Cameroun, Fatou Keïta et Amadou Koné en Côte d’Ivoire, Tidjani Serpos et Jean Pliya au Bénin, Zamenga et Lomomba Emongo au Congo RDC, Monique Ilboudo et Sayouba Traoré au Burkina, creusent un sillon profond, fertile et déjà exploité depuis Abdoulaye Sadji jusqu’à Olympe Bhély Quenum. Cependant que s’accroît spectaculairement la participation féminine avec Angèle Rawiri, Philomène Bassek, Justine Mintsa, Léonore Miano, Sylvia Kandé, Sokhna Benga, Mariam Barry, Nafi Dia.

On ne peut clore ce trop rapide panorama sans signaler, dans les trois catégories de cette nouvelle génération, les expériences de transformation de la langue française. Ainsi, par exemple, les romans créolisés de Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau ou encore, en Afrique, ceux de Kourouma.

Lilyan Kesteloot

Professeur à l’Institut fondamental d’Afrique noire-Cheikh Anta Diop de Dakar.