« Demain, je pars pour Tlemcen » : vers une relève théâtrale !

— par Janine Bailly —

Chaque année, les Crous organisent un concours national de théâtre étudiant, en partenariat avec l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, le Crous d’Aix-Marseille et le Théâtre Universitaire de Nancy. C’est dans ce cadre que Karine Bénac et sa troupe « d’étudiants-acteurs » au Campus de Schœlcher nous ont présenté ce jeudi leur création « Demain, je pars pour Tlemcen », sujet en même temps d’une captation vidéo exigée par le règlement dudit concours.

Sur la scène improvisée de l’amphithéâtre Michel Louis, délimitée simplement par deux paravents dépliés, occupée en son centre par un vieux canapé qui sera le point d’appui et le repère des déplacements, quatre filles et deux garçons, que l’on a sentis profondément investis dans ce travail, ont interprété la pièce avec un bel enthousiasme, une énergie communicative, et leurs mots ont su garder ce parfum d’authenticité nécessaire à la vraisemblance du propos, cette spontanéité des débutants un peu débridée mais propre à entraîner l’adhésion du public. Le texte, écrit par Karine elle-même, et publié chez Epiderme (Théâtre), s’avère riche de sens dans sa complexité ; comme ambiguë et complexe s’avère aussi la recherche de sa propre identité pour celle-ci ou celui-là qui, en raison de son histoire familiale, se voit partagé entre deux pays, deux langues, deux cultures à assumer ou à aimer, en tout cas difficiles à faire cohabiter ! « Et si je voulais tout à la fois », revendiquera l’héroïne, « l’Algérie, la France, les palmiers et les églises, le mouton et le cochon ? », car comment et pourquoi être « rangé » d’un côté plutôt que de l’autre ?

Famille je vous hais, disait Gide, et pour parler de cette institution Mauriac inventait la métaphore du cœur devenu « noeud de vipères » : la famille lieu de conflits, où communiquer en vérité devient une gageure, tel est le propos essentiel. Le père a quitté son Algérie natale, devenue pour lui pays impossible à vivre. Pour ce faire, il aurait, affirme haut et fort sa fille Soraya, épousé une « Française », la mère aujourd’hui décédée, et qu’il concédera comme à regret l’avoir « aimée un peu, moi, cette femme ». Mariage  intéressé, utilitaire, suivi d’un désintérêt pour les femmes de la maison, celles que l’on « plie, on les range dans le placard et voilà, affaire classée » !  D’autres reproches, teintés de haine, fustigent ce père démissionnaire, ce « poivrot en forme de père », qui a « relégué au fond de sa mémoire » ses propres enfants, ne se souciant que de ses propres parents, de ses frères et sœurs, de ses nombreux amis ; qui se voulant pourtant autoritaire et obéi, prétendrait se débarrasser de sa fille et pour ce faire la destiner à un mariage traditionnel arrangé, là-bas à Tlemcen, avec un inconnu qui ferait couler le sang de sa virginité ! À Tlemcen, où demain elle serait « une autre femme, décorée de ferrures et de dentelles ». S’en débarrasser, ou « lui rendre de sa dignité perdue dans les caniveaux français » ? Soraya en l’honneur de sa mère voudrait se nommer Katia, Soraya est l’un de ces « deux enfants de la Française » dont le père aurait eu honte, mais qui pour s’exprimer choisit la danse orientale ! Chargée peut-être de venger l’honneur perdu du père ! Car derrière les invectives se cache en chacun une tendresse qui n’a pas su, pas pu éclore, que l’on devine dans un mot, un geste, une caresse échappés à une vigilance en défaut. Cependant, Soraya partage sa solitude, elle a un frère appelé Renaud, favori de ce père à aimer ou à haïr. Lui aussi a créé sa cellule familiale, lui aussi semble s’être intégré, comme fondu dans la société française, et pourtant un jour il va se rapprocher de sa sœur, dire à son tour la naissance solitaire dans l’absence du père, l’enfance délaissée, les frustrations, les espoirs et les désillusions — ah ! la bonne volonté de cette canne à pêche offerte au garçon, qui jamais n’a servi, si ce n’est à harponner de colère tout et rien « jusqu’au chat », dans la maison ! —  Dire enfin la souffrance de ne plus savoir qui l’on est. Jusqu’à se perdre… jusqu’à se retrouver ?

La dramaturgie réserve des trouvailles heureuses. Ainsi il existe dans la maison un lieu symbolique, qui est un coeur, un utérus, la matrice où s’élaborent rêves, fantasmes, faux-semblants et vérités, et dont le rôle sera catalyseur. Ce lieu, c’est la « chambre des enfants » : on devine que le père y va dormir, témoignage silencieux d’un amour qui ne sait pas se dire ; frère et sœur réunis, on s’y invente sur le tapis volant d’Aladin le pays lointain, ses minarets carrés et ses mosquées ventrues ; on y devient héros du tour cycliste d’Algérie ;  on y boit le thé vert ; on y retrouve des souvenirs enfouis ; mais aussi ce livret de famille, sur lequel la marque blanche a dissimulé le prénom d’origine, Karim, comme s’il fallait pour vivre là oublier ses racines et s’affubler d’un patronyme bien « gaulois, un nom d’automobile ». Une marque blanche que l’on gomme, infamante, pour sous le palimpseste redécouvrir qui l’on est, et peut-être en vivre… ou en mourir ; quand on n’est plus que celui qui se sent devenir « enveloppe vide », et cherche « son enfance pétrifiée dans le silex des brimades ».

Ces scènes, qui pourraient sembler disparates, sont habilement liées par la guitare et la voix d’un « marabout », que lors du bord de scène le public suggérera voix de conteur, de griot, de choryphée, ou de Shéhérazade dans ses mille et une nuits. La jeune comédienne en charge de ce rôle majeur a trouvé, sans le connaître pourtant, le flow tranquille et persuasif d’un Abd Al Malik pour dire la trame, combler les lacunes des discours, commenter les actes. Et donner rythme à un texte qui à son réalisme assumé marie les fulgurances du merveilleux et les éclairs de la poésie. Sans omettre l’humour, distillé dans les excès mêmes de langage, comme si l’on jouait à évoquer le suicide présumé mais démenti du père dans « la chambre des enfants » ; comme s’il fallait pour en rendre compte tirer la figure paternelle jusqu’au bord de la caricature. Le comédien a choisi de dire la majeure partie de ses répliques en créole, parce que nous confie-t-il, « il y a des ressemblances entre ce père maghrébin et quelque père martiniquais, dans son machisme, son autoritarisme… » — et son rapport aux femmes —, parce qu’ainsi il pouvait rendre l’idée que les enfants comprenaient la langue de leur père sans toutefois la parler, ce qui est  source supplémentaire d’incompréhension et de quiproquos. 

Pour clore le spectacle, et parce que ces apprentis-comédiens ont aussi d’autres talents, une chanson suggestive de la chanteuse afro-américaine Dinah Washington, « What a diff’rence a day makes ». Et si l’intrigue n’a pas un dénouement qui dévoilerait toutes ses ficelles, si nous sortons du spectacle avec nos questions, c’est bien : à chacun de construire le sens et la fin, de démêler la réalité du rêve, de dire ce qu’il advint de Renaud/Karim, ainsi que nous le conseille en souriant son interprète ! Faisons à présent un vœu, que cette création originale soit retenue par le jury, et que la petite troupe puisse représenter sa pièce et son île à L’Université d’Avignon durant le Festival, puisque tel est l’enjeu du concours auquel elle participe !

Fort-de-France, le 29 mars 2019