Déboulonner les statues « reste une victoire à la Pyrrhus, un acte purement symbolique »

— Par Marie-Louise Ryback Jansen
Directrice du projet « Contested Histories », Institute for Historical Justice and Reconciliation, La Haye, Pays-Bas
&
Steven Stegers
Directeur exécutif d’EuroClio, association européenne de professeurs d’histoire
Le retrait symbolique de certaines statues ne suffit pas à effacer les griefs qui divisent une société soulignent, les historiens Marie-Louise Ryback Jansen et Steven Stegers. —

Tribune. Un mouvement « monumental » secoue le monde. La mort de George Floyd et l’indignation générale du public face au racisme systémique et à la brutalité policière ont provoqué la dégradation, le renversement ou le piétinement de statues qui, jusqu’alors, se fondaient dans le paysage pour le commun des mortels.

Le déboulonnage, le 7 juin à Bristol (Royaume-Uni), de la statue d’Edward Colston, négociant négrier du XVIIIe siècle, traînée dans les rues et jetée dans les eaux du port par des manifestants, en est un exemple parmi d’autres. Ces actes semblent avoir mis fin à des années de débat à propos de ces statues – elles doivent tomber. Mais est-ce la mesure la plus efficace pour atteindre les objectifs recherchés par les manifestants ?

Peu après la destitution de Colston, un manifestant, à Oxford, a laissé un panneau sur les portes de l’Oriel College sur lequel on pouvait lire, à propos de Cecil Rhodes (1853-1902), donateur de cet établissement et homme d’affaires, mais surtout colonisateur britannique et créateur de la firme diamantaire De Beers, « Rhodes, you’re next » – « Rhodes, tu es le prochain ».

Racisme, impérialisme, colonialisme

Au moment où nous écrivons ces lignes, des milliers de manifestants réclament la chute de sa statue. Aux Etats-Unis, à Richmond (Virginie), nous avons été témoins, le 9 juin, de l’incendie de la statue de Christophe Colomb, qui a ensuite été jetée dans un lac par des manifestants qui lui reprochent d’avoir ouvert la voie au génocide des Amérindiens.

Le caractère transnational et le large impact du message véhiculé par ce mouvement sont clairs. Les protestations ont touché de nombreux pays ayant une histoire liée au racisme, à l’impérialisme et au colonialisme, à travers des personnages tels que Cecil Rhodes – encore – en Afrique du Sud, l’explorateur James Cook (1728-1779) en Australie, le roi Léopold II (1835-1909) en Belgique, les dirigeants ou généraux confédérés aux Etats-Unis, pour n’en citer que quelques-uns.

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Beaucoup de ces figures glorifiées dans la pierre l’ont été pour leurs actions héroïques, pour leur philanthropie ou d’autres réalisations. Ces personnages sont honorés pour les conquêtes et les richesses qu’ils ont apportées à leur pays, mais sans jamais tenir compte des injustices et des violations des droits de l’homme qu’ils ont commises et qui sont longtemps restées camouflées, mais pas pour tout le monde.

Pour beaucoup, ces statues symbolisent les profondes inégalités systémiques et structurelles enracinées dans les héritages historiques de l’esclavage, du racisme, du colonialisme et de l’impérialisme. De toutes les mesures qui peuvent être prises pour protester contre ces statues controversées, l’enlèvement et la destruction sont les plus extrêmes.

Joséphine Bonaparte décapitée

Mais il existe aussi des remèdes in situ qui facilitent d’importantes discussions éducatives et contribuent à la sensibilisation aux méfaits historiques. Les plaques apposées sur les monuments, d’autres éléments additifs ou même des « contre-monuments » peuvent servir à contextualiser les héritages historiques, en favorisant le débat et la discussion.

La statue de Joséphine Bonaparte (1763-1814) en Martinique, érigée en 1859 en l’honneur de l’impératrice française dans son pays natal, a été décapitée plusieurs fois au cours des dernières décennies pour ses actions présumées visant à convaincre Napoléon de rétablir l’esclavage. Elle reste aujourd’hui sans tête et éclaboussée de peinture rouge, symbole de la culpabilité de la France dans la traite des esclaves.

Au Paraguay, une statue du dictateur Alfredo Stroessner (1912-2006), dont le règne de terreur a duré de 1954 à 1989, a été écrasée en un énorme bloc, visage et mains visibles, et réinstallée sur la place des Disparus [à Asuncion, la capitale du pays], en souvenir de ses crimes passés. Parmi d’autres mesures possibles, on peut citer le déplacement des statues dans les musées et l’utilisation de panneaux explicatifs, d’images et de vidéos pour les présenter.

Cependant, de telles mesures peuvent sembler insuffisantes pour les personnes indignées par les exécutions extrajudiciaires, la brutalité policière et le racisme. Qu’est-ce que la destruction de la pierre par rapport à la destruction de la vie ? L’enlèvement d’une statue peut sembler être le seul acte approprié à la gravité des crimes commis.

Rappeler les injustices passées

A long terme, cependant, la question demeure : qu’est-ce que l’enlèvement ou l’effacement d’une statue ou d’un monument accomplit ? Cela n’atténue pas les griefs sous-jacents qui divisent une société. Sans changements structurels dans les systèmes judiciaires, policiers, sociaux et éducatifs, l’enlèvement sera une victoire à la Pyrrhus, un acte purement symbolique.

Lorsque la statue aura disparu, comment rappellerons-nous au public les injustices passées et les problèmes connexes et omniprésents qui subsistent ? Ceux qui ont souffert de torts flagrants et leurs descendants réclament une justice réparatrice. Lorsque leurs voix ne sont pas entendues, ils protestent et dirigent leur douleur vers les représentations symboliques de leur traumatisme – les figures placées par la société sur des piédestaux. Le fait que ces manifestants ont été rejoints par des alliés en dehors de leurs communautés respectives donne l’espoir qu’un changement plus durable puisse être obtenu.

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Les éducateurs, les militants de la société civile et les dirigeants communautaires ont chacun la responsabilité de sensibiliser et de faciliter une discussion ouverte et un débat public sur les héritages historiques contestés. En tant qu’éducateurs, nous savons que l’histoire n’est pas confinée aux salles de classe. Les événements actuels nous donnent une occasion précieuse de montrer à nos élèves que l’histoire et la façon dont nous choisissons de la conserver ne consistent pas à mémoriser des dates et des noms, mais plutôt à suivre un processus évolutif qui a un impact sur nos vies d’une manière qui compte vraiment.

Se refuser à enseigner le passé selon des perspectives multiples et de manière inclusive risque d’étouffer des voix précieuses, d’entretenir des tensions et de donner à une partie de la population le sentiment que son seul recours est de supprimer les manifestations tangibles d’une histoire « blanchie ». Nous ne pouvons pas continuer de la sorte.

Marie-Louise Ryback Jansen (Directrice du projet « Contested Histories », Institute for Historical Justice and Reconciliation, La Haye, Pays-Bas) et Steven Stegers (Directeur exécutif d’EuroClio, association européenne de professeurs d’histoire)