La Martinique et le combat international pour Mumia Abu-Jamal
Gilbert Pago, historien et militant. Un entretien avec Rodolf Étienne
Historien, enseignant, militant infatigable des luttes anticoloniales et des droits humains, Gilbert Pago revient ici sur l’affaire Mumia Abu-Jamal et sur les liens profonds qu’elle entretient avec l’histoire politique de la Martinique. Cet entretien, réalisé dans le sillage de la grande marche de 146 kilomètres organisée en Pennsylvanie en soutien à Mumia Abu Jamal (28 novembre – 9 décembre 2025), met en perspective l’actualité brûlante de cette mobilisation internationale. À travers un regard ancré dans la mémoire des luttes noires, Gilbert Pago éclaire la manière dont la Martinique s’est mobilisée, dès les années 1990, aux côtés du journaliste américain condamné à mort puis à perpétuité.
Entre héritage de l’OJAM, solidarités de la diaspora afro-descendante et montée des forces réactionnaires, son analyse rappelle combien l’île reste connectée aux combats internationaux pour la justice.
Selon vous, en quoi l’affaire Mumia Abu-Jamal résonne-t-elle avec les grandes luttes politiques, sociales et anticoloniales qui ont marqué la Martinique au XXᵉ siècle ?
La lutte des Noirs aux États-Unis a toujours marqué l’opinion martiniquaise. Et d’ailleurs, elle a marqué toutes les opinions où vivent des Afro-descendants. Les Noirs américains ont été parmi les derniers à connaître l’abolition de l’esclavage, et ensuite la ségrégation, le racisme, tout cela a créé beaucoup de problèmes. C’est pour cela que, dès les années 1920, une grande partie des intellectuels martiniquais — Paulette Nardal¹, son cousin Louis Achille², puis Aimé Césaire³ — ont orienté leurs recherches universitaires sur ce qui se passait aux États-Unis. Cela a beaucoup influencé l’opinion intellectuelle martiniquaise.
Peut-on lire l’acharnement judiciaire contre Mumia Abu Jamal comme une forme contemporaine de répression présente aussi dans l’histoire coloniale et postcoloniale de la Caraïbe ?
Oui. Chaque fois que des Noirs de la Caraïbe, ou des Caribéens partis aux États-Unis, se sont engagés politiquement, ils ont été poursuivis. On peut citer Marcus Garvey⁴, Stokely Carmichael⁵, ou encore des Caribéens comme George Padmore⁶ ou C.L.R. James⁷. Tous ces gens-là ont été poursuivis très durement. C’est pour ça que le mouvement noir, puis la Harlem Renaissance⁸, se sont affirmés comme un mouvement démocratique face à ce qui se passait aux États-Unis et en Europe.
Peut-on citer l’affaire de l’OJAM comme un exemple local d’engagement comparable ?
Oui, l’affaire de l’OJAM⁹ est une affaire politique. Il s’agissait de Martiniquais qui demandaient que la Martinique puisse se diriger elle-même. Certains étaient autonomistes, d’autres indépendantistes. Leur mot d’ordre était clair : « La Martinique aux Martiniquais ». Je rappelle que l’emprisonnement des membres de l’OJAM a coïncidé exactement avec la Marche pour la liberté, le 28 août 1963, à Washington. Je m’en souviens très bien : j’étais jeune, et ici, tout le monde écoutait la retransmission radio de cette marche. C’était au même moment que l’affaire de l’OJAM.
Mumia Abu-Jamal peut-il être considéré comme un symbole de résistance noire transnationale ?
Oui. Mumia Abu-Jamal a soulevé une large mobilisation internationale. Même si c’est moins visible aujourd’hui, ici en Martinique, il y a eu un vrai engagement. En 1995, lorsqu’il risquait l’exécution, nous avions monté un comité. Il avait reçu le soutien de très nombreuses personnalités : des progressistes, des démocrates, des anticolonialistes, mais aussi des personnes de droite. Je me souviens par exemple de M. Max Elizé¹⁰, et du soutien de l’évêque, monseigneur Marie-Sainte¹¹. On avait organisé plusieurs manifestations, et près de 2 500 cartes postales avaient été envoyées pour demander sa libération, y compris depuis des écoles.
Que révèle le cas Mumia Abu Jamal du fonctionnement réel des démocraties occidentales face aux voix dissidentes ?
Le cas de Mumia est grave. Les États-Unis, grande puissance mondiale, maintiennent la peine de mort. Et l’on sait que statistiquement, alors que les Noirs représentent environ 11 % de la population, ils représentent presque 34 % des condamnés. En plus, le nombre de cas pour lesquels on est revenus ensuite, en constatant que les personnes condamnées ne le méritaient pas, est considérable. C’est extrêmement grave. Qu’une grande puissance se disant démocratie maintienne la peine de mort malgré ces injustices, c’est un problème majeur.
« Nous ne pouvons pas dire que ce qui se passe aux États-Unis, en Haïti, en Palestine ou en Afrique ne nous concerne pas »
La notion de prisonnier politique est-elle pertinente dans l’histoire martiniquaise ?
Oui, elle l’est. Lorsque les membres de l’OJAM ont été emprisonnés, cela s’est fait au nom d’une cour spéciale : la Cour de sûreté de l’État. C’était une justice d’exception installée pour s’opposer à ceux qui demandaient la décolonisation. Dans ce cas-là, il s’agissait bel et bien de prisonniers politiques.
Les mouvements récents comme le RPPRAC s’inscrivent-ils dans cette même logique ?
Le RPPRAC¹² est un mouvement populaire très important, où il y avait aussi des anticolonialistes. Mais il était centré d’abord sur la vie chère, pas sur la revendication politique directe. À l’origine, c’était un mouvement identitaire, un mouvement pour la reconnaissance des peuples, mais pas encore pour la prise de pouvoir. Il y a eu des membres ou des proches du mouvement qui ont été emprisonnés. Grâce à la mobilisation populaire, les peines ont été beaucoup moins fortes que ce qu’on aurait pu imaginer. Et cela n’a rien eu de comparable avec l’affaire de l’OJAM, ni avec certains épisodes dramatiques en Guadeloupe.
Pourquoi la mobilisation autour de Mumia Abu Jamal est-elle moins forte aujourd’hui ? La Martinique devrait-elle jouer un rôle plus visible ?
L’affaire dure depuis quarante-quatre ans. Cela explique une partie de la baisse d’engouement. Ensuite, il y a énormément de problèmes dans le monde aujourd’hui : les femmes iraniennes, la Palestine, Haïti, le Soudan, les conflits en Afrique… Ces situations mobilisent énormément l’attention internationale. Cela ne veut pas dire qu’il faille oublier Mumia. Moi, je continue à militer. Mais il est vrai que d’autres drames, comme les milliers de morts à Gaza ou la situation d’Haïti, prennent aujourd’hui beaucoup de place dans l’action internationale.
Comment situer aujourd’hui la solidarité martiniquaise envers Mumia Abu-Jamal ?
La Martinique a beaucoup donné. Mumia, condamné à mort, a approché par trois fois la salle d’exécution, et nous avons mené ici une forte mobilisation pour empêcher son exécution. Aujourd’hui, il est condamné à vie, dans des conditions très dures. On n’a jamais accepté de revoir son procès, alors qu’il est évident qu’il a été faussé, magistrats racistes, pièces perdues, aucune preuve réelle de sa culpabilité. Si Mumia n’a pas été exécuté, c’est en partie grâce à la mobilisation internationale, y compris martiniquaise.
Dans ce cadre, comment analysez-vous la réélection de Donald Trump ?
La réélection de Donald Trump rend les choses encore plus difficiles. Et pourtant, même avec les démocrates comme Biden, la solution n’a jamais été trouvée. Je rappelle que le gouverneur de Pennsylvanie au moment de la condamnation de Mumia était un démocrate, et il n’a jamais accepté de revoir le procès. Donald Trump représente une montée très forte de l’extrême droite dans le monde. Il soutient Javier Milei en Argentine, Jaïr Bolsonaro au Brésil, Viktor Orbán en Hongrie, et il admire les régimes les plus rétrogrades, comme celui de Benyamin Netanyahou. Pour nos luttes, ce n’est pas une bonne nouvelle.
La marche de 146 km en Pennsylvanie peut-elle être considérée comme une forme importante de résistance ?
Oui. Ils ont décidé d’organiser une marche à travers l’État de Pennsylvanie : treize jours, ville après ville, village après village. Elle a commencé le 28 novembre et se termine le 9 décembre, date anniversaire de l’arrestation de Mumia en 1981. Quarante-quatre ans de prison. La délégation comprend son avocate, des juristes, la radio militante Radio Prison, et plusieurs soutiens internationaux. Je me souviens qu’en 1996, à Philadelphie, il y avait déjà eu un grand rassemblement, et j’y avais participé. Cela prouve que dans l’Amérique dirigée par Donald Trump, il existe encore des poches de résistance. Maintenant, est-ce que la marche sera attaquée ? Est-ce que les fascistes vont intervenir ? On observe cela avec attention.
Quel message souhaiteriez-vous adresser à la communauté martiniquaise ?
Ce qui se passe dans le monde ne nous est pas étranger. On ne peut pas dire que ce qui se passe aux États-Unis, en Argentine, en Haïti, au Soudan, en Palestine ou en Ukraine ne nous concerne pas. Au contraire, tout cela influe sur la situation politique ici. Les mouvements qui mettent l’accent sur la solidarité internationale posent les problèmes dans le bon sens. Il est important de continuer à regarder, à comprendre, à se mobiliser.
Infos plus — March for Mumia 2025
Du 28 novembre au 9 décembre 2025, la “March for Mumia” reliait Philadelphie à la prison de SCI Mahanoy, en Pennsylvanie. Treize jours de marche, 146 kilomètres, une étape quotidienne de 12 à 16 km : la mobilisation entendait rappeler que Mumia Abu-Jamal demeure enfermé depuis quarante-quatre ans malgré les appels internationaux à un nouveau procès.
Derrière la marche, un triple mot d’ordre : exiger la libération de Mumia Abu-Jamal, dénoncer les abus visant les prisonniers âgés, alerter sur la négligence médicale dans les prisons américaines.
Soutenue par un large réseau d’organisations abolitionnistes et de défense des droits humains, la marche s’inscrivait dans un appel plus vaste pour la libération des prisonniers politiques. Elle soulignait, une fois encore, le caractère systémique des injustices qui frappent les Afro-descendants dans le système pénal des États-Unis.
Site Internet https://marchformumia.org/
Notes de bas de page
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Paulette Nardal (1896–1985). Intellectuelle martiniquaise, une des pionnières du mouvement de la Conscience noire.
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Louis Achille (1909–1994). Intellectuel, professeur et chanteur français, d’origine martiniquaise. Acteur important du mouvement de la Conscience noire, il collabore avec ses cousines Jane et Paulette Nardal à la fondation de La Revue du Monde Noir.
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Aimé Césaire (1913–2008). Poète, dramaturge, essayiste et homme politique martiniquais. Père de la Négritude avec Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar-Senghor.
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Marcus Garvey (1887–1940). Militant jamaïcain, figure fondatrice du panafricanisme et du nationalisme noir. Considéré comme un prophète par les adeptes du mouvement rastafari, d’où son surnom « The Black Moses ».
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Stokely Carmichael / Kwame Ture (1941–1998). Militant afro-américain originaire de Trinidad-et-Tobago, chef du « Comité de coordination des étudiants non violents » et figure du « Black Panther Party ». Il devint ensuite panafricaniste.
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George Padmore (1903–1959). Journaliste, intellectuel et activiste trinidadien, leader du panafricanisme.
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C.L.R. James (1901–1989). Intellectuel, théoricien marxiste et militant politique, originaire de Trinité-et-Tobago,
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Harlem Renaissance. Mouvement culturel et artistique afro-américain né dans les années 1920.
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OJAM : Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique (1962).
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Max Elizé (1930–2013). Propriétaire de salles de diffusion cinématographiques en Martinique, Guadeloupe, Guyane, et Haïti, Industriel dans l’agro-alimentaire, Président de la jeune chambre économique de Martinique, homme politique martiniquais.
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Maurice Marie-Sainte (1928–2017). Archevêque de Fort-de-France et Saint-Pierre de 1972 à 2003.
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RPPRAC : (Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéens). Mouvement martiniquais né en 2024, centré sur la vie chère et les revendications sociales.

Gilbert Pago lors d’une intervention à Ducos (Martinique) en 2021.

Emprisonné depuis 42 ans, Mumia Abu Jamal a toujours clamé son innocence.

Anthony (Ant) Smith, organisateur du Mouvement Black Lives Matter, à l’occasion du lancement de la “March for Mumia”, à Philadelphie, le 28 novembre 2025. (WW Photo: Joe Piette. https://www.workers.org).
