De l’éclectisme au Festival des Petites Formes

— par Janine Bailly —

Trois propositions, trois formes de spectacle bien différentes en ce début de semaine à Tropiques-Atrium, pour des aficionados qui chaque soir remplissent fidèlement les salles.

Pas vu, pas pris, qui ne dit mot consent et autres croyances populaires, un titre énigmatique pour ce qui est en quelque sorte une pochade d’étudiants, une sorte de récréation où l’on voudrait jouer avec son public — public dont seule une petite partie, ce soir-là, accepte d’entrer dans le jeu. Quatre jeunes acteurs, dynamiques et heureux visiblement d’être sur scène, parodient allègrement les émissions de télé-réalité qui font florès sur certaines chaînes de télévision. Malgré quelques procédés pas toujours très habiles, malgré certaines plaisanteries trop convenues, on peut prendre plaisir à cette farce jouée avec un grand naturel et un bel entrain. Glissés dans cette trame, les quatre monologues, adaptés de la pièce Liars Club, de Neil Labute, dramaturge et cinéaste américain connu pour ses critiques impitoyables et acides de la société actuelle, perdent de leur sens et de leur vigueur. Un seul ne parle pas de sexe, mais d’une vengeance bien laide exercée sur la résidente d’une maison de retraite, texte assez insoutenable qui me semble décalé dans ce qui par ailleurs se veut un divertissement. Pour être recevable, ce genre de provocation ne nécessiterait-il pas un autre contexte ? Le dernier monologue est en revanche parfaitement à sa place, et il fait mouche, qui dit sans fard, parfois crûment mais avec une certaine élégance, l’addiction d’une femme au sexe, l’affirmation de sa liberté fièrement clamée à la face de son amant attitré et jaloux.

Sociologue, écrivaine et danseuse venue de Guadeloupe, Stéphanie Melyon-Reinette propose, sous son nom d’artiste Nèfta Poetry,— Nèfta, de l’hébreu Nephtali, signifiant « combattre » — un “seule en scène” intitulé Alger mon amour, dont la substance est puisée dans les textes de Frantz Fanon et Sonny Rupaire, tous deux écrivains ayant eu partie liée avec l’Algérie. Le premier, le plus connu, s’est impliqué dans la lutte pour l’indépendance, et dans un combat international en faveur des opprimés. Le second, pour ne pas combattre aux côtés des forces françaises, a rejoint l’Armée de Libération Nationale, puis est resté dans le pays pour y exercer le métier d’enseignant, non loin d’Alger. Si l’on comprend bien la volonté de dire, partant de l’exemple algérien et d’Alger « ville panafricaine », la nécessité de luttes militantes contre toute forme d’oppression, de colonisation, de domination des uns sur les autres, ce qui est donné à voir et à entendre ne convainc guère, texte, danse, slam, nous laissant sur une impression étrange d’inachevé, de brouillon à travailler. Comme un malaise né de paroles inaudibles, de gestes indéchiffrables, de lectures sybillines. Que s’est-il donc passé puisqu’à consulter la presse, on voit pourtant que Nèfta Poetry est une femme de talent, et qu’elle l’a prouvé en maints autres lieux ?

Enfin, la pièce très attendue d’Alfred Alexandre, Le Patron, dans la mise en scène efficace de Ruddy Sylaire, entraîne l’adhésion d’une salle comble, comblée et conquise. Un texte tout en nuances et subtilités pour dire une rencontre, qui peut-être aura lieu au bout de la nuit, quand s’apaiseront les orages et les pluies, quand reviendra la sérénité après les mots, les cris et les déchirements. Comment être deux, comment trouver un langage commun, comment se dire et dire l’autre, par-delà les faux semblants et les mensonges. Faire enfin tomber les masques et renaître la confiance, confiance dans le jour qui vient, confiance en l’autre qu’on a dévoilé, qui s’est dévoilé et qui cesse soudain d’être l’ennemi, confiance aussi en l’amour et la vie retrouvée. Mon regret — mais ce n’est que le mien si j’en juge par les applaudissements du public — est que la partie féminine de cet opus, qui joue avant tout sur l’intime, n’ait pas été donnée avec plus de délicatesse, le ton d’abord adopté étant tenu tout au long, qui relève trop de l’agressivité (bien que l’on en comprenne premièrement la nécessité). Les phrases sans fluidité, étrangement découpées, sont comme jetées à la face d’un partenaire qui sait de façon admirable faire naître l’émotion, sans rien de superflu dans son jeu, sans éclats intempestifs ou injustifiés ni du corps ni de la voix, mais avec sur scène une incontestable présence, une force à dominer, une douceur qui va s’affirmant, car au petit matin on comprend que l’ancien voyou, complice des trafics du mari disparu, s’est laissé bel et bien apprivoiser ! La digne retenue, les avancées précautionneuses de l’homme sur un terrain peut-être miné, les aveux qu’il va bien falloir faire, la cuirasse à fendre de part et d’autre, toutes choses parfaitement rendues : comme toujours, le texte d’Alfred Alexandre sonne juste, intelligent et généreux, en une langue belle qui sait mêler poésie et réalisme.

Janine Bailly, Fort-de-France, le  24 janvier 2018