De la passion du jeu à l’engagement féministe

Tandis que la crise sanitaire a particulièrement impacté les femmes, Coralie Franiate et Isa terrier, créatrices d’outils ludiques de sensibilisation aux enjeux environnementaux et sociétaux ont mis à profit le confinement pour créer « le jeu des 1000 pas », destiné à lutter contre les obstacles qui freinent les carrières féminines.

— Par Eugénie Barbezat —

«  J’ai été évincée d’un processus de recrutement où j’étais finaliste au moment où j’ai annoncé à mon futur employeur que j’étais enceinte.» Une femme sur dix cache sa grossesse le plus longtemps possible par crainte de réaction négative de son employeur », énonce Thomas. Il lit la carte rouge que Ben vient de déposer sur son jeu afin de ralentir sa progression vers un cumul de 1000 pas qui lui permettraient de remporter la partie. Pour pouvoir avancer de nouveau, Thomas devra dégotter une carte verte, qui propose une piste de solution au problème soulevé. Mais en attendant, à la table des 4 amis venus ce jeudi soir au Social Bar, à Paris où étaient organisées des sessions du « jeu des 1000 pas », la discussion est amorcée. « J’ai une amie à qui c’est arrivé aussi, raconte Antoine, elle devait signer son contrat et finalement, elle n’a été embauchée qu’un an plus tard, après son congé de maternité. C’est vraiment anormal que les patrons se comportent de la sorte. Ça pousse les femmes à mentir et ça fausse la confiance… » « Oui, il faudrait que les pères soient obligés de prendre autant de congés maternité que les femmes, comme ça les employeurs auraient le même « risque » en employant un homme », suggère Jeanne, étudiante en master de ressources humaines. « Dans mon futur métier, je souhaiterais mettre en place des dispositifs pour que les discriminations sexistes cessent dans les entreprises et que les femmes puissent avoir la même évolution de carrière que les hommes », assure la jeune femme de 27 ans au regard pétillant, qui vient de remporter la première partie face à trois garçons. L’un d’eux, Arthur, trentenaire à la silhouette longiligne et à la fine moustache de dandy se dit particulièrement concerné par la carte qu’il vient de recevoir. « Il est question d’une femme qui, travaillant dans un secteur très masculin, s’astreint à subir sans trop broncher des remarques sexistes pour se faire « accepter ». Ça me touche particulièrement car, étant dans le domaine de l’informatique, j’observe cela très souvent. Et même si je ne suis pas d’accord avec les blagues déplacées de mes camarades visant notre unique collègue féminine, c’est très difficile de me démarquer sans passer pour le rabat-joie. Je ne sais pas trop comment faire et ça me met mal à l’aise… »

Une histoire d’amitié et d’engagements communs

Ce jeu des «1000 pas», calqué sur celui, indémodable, des «1000 bornes» est justement un outil pour sensibiliser aux injustices que vivent les femmes au travail et proposer des solutions. Il est l’œuvre d’Isa Terrier et Coralie Franiate, deux trentenaires qui « imaginent des jeux ensemble depuis qu’elles sont toutes petites ». De fait, les deux amies se connaissent depuis leurs 3 ans. Elles ont grandi dans le petit village de Rozérieulles près de Metz, où elles habitaient la même rue. Après s’être quelque peu éloignées pendant leurs études, une école de commerce à Angers pour Coralie et un master de direction de projets culturels à Paris pour Isa, elles entament toutes deux leur vie professionnelle : Coralie travaille dans une agence de communication spécialisée dans le développement durable et Isa est chargée des évènements culturels au château Nothomb (la famille d’Amélie), en Belgique, avant de quitter ce milieu un peu élitiste pour ouvrir un bar à dans le 18e arrondissement parisien. « On ne s’est jamais perdues de vue, on se retrouvait périodiquement pour des évènements ou des fêtes », précise Isa. C’est en 2015, lors de l’anniversaire de Coralie que les deux amies d’enfance décident de se lancer dans un projet commun alliant la sensibilisation aux enjeux environnementaux et sociétaux et le jeu « Ce qui me plaisait dans l’animation d’un café, c’était le lien social, le fait de faire se rencontrer les gens… mais le rythme était difficile à tenir, donc j’étais sur le point de passer la main », explique Isa. Pour sa part Coralie souhaitait rester dans le domaine de la formation et de l’éducation populaire, mais avait aussi envie de créer de nouveaux outils pour cela. « Et pourquoi pas devenir créatrices de jeux à visée pédagogiques ? » « Chiche ! », se sont dit les deux dynamiques jeunes femmes qui, moins d’un an après créaient leur société, BeJoue. Durant les premières années, elles répondent à des commandes en inventant des jeux sur mesure et en organisant des évènements pour des entreprises qui souhaitent sensibiliser leurs salariés, des établissements scolaires ou des associations. Cela va d’un quiz sur les écogestes au bureau, un jeu de piste sur l’histoire d’Emaüs pour les 70 de l’association, en passant par Skill-E, un jeu visant à inciter les filles à s’engager dans les métiers du numérique… De plus en plus la question de l’égalité femmes hommes s’impose à Coralie et Isa. Elles ne se contentent pas de promouvoir leurs créations, mais décident aussi de créer une ludothèque féministe, «Fémiludique», qui recense tous les jeux visant à sensibiliser aux discriminations et aux violences de genre, à l’éducation et la santé sexuelle. Il s’agit d’un outil pour les entreprises, les collèges et les lycées qui peuvent y trouver des ressources pédagogiques de qualité. Souvent, les créatrices se font animatrices et viennent les présenter in situ. Elles écument les salons et les établissements scolaires.

Un projet collectif et participatif

Mais alors, comment est née l’idée des « 1000 pas », leur premier jeu commercialisé pour le grand public ? « Grâce au Covid ! », s’exclame Isa. Effectivement, en 2020 les deux associées étaient invitées au « Printemps des fameuses », un festival organisé chaque année à Nantes par un réseau de 250 femmes d’influence, expertes, scientifiques, artistes ou sportives dont l’objectif est d’agir pour la mixité et la parité. « On devait y présenter nos créations et parler de la manière de déconstruire les représentations de genre qui freinent les carrières professionnelles féminines », se rappelle Coralie. « Pour cela on avait prévu de coconstruire un jeu avec des femmes qui passeraient sur notre stand, en recueillant leurs témoignages et en tentant d’inventer des solutions ensemble », poursuit Isa. Hélas, le confinement a coupé court à ce beau projet, l’édition 2020 a dû être annulée. Les deux jeunes femmes ne se sont pas découragées pour autant. Elles ont décidé de lancer un questionnaire en ligne pour recueillir des témoignages de femmes sur les freins ou les accélérateurs qu’elles ont pu rencontrer dans leur vie professionnelle et aussi les solutions qu’elles pourraient proposer si elles en avaient le pouvoir. « On s’attendait à avoir une petite centaine de réponses, émanant de nos réseaux, mais ça a été un véritable raz de marée. Certaines histoires, poignantes, nous ont tiré des larmes… Outre les discriminations et le sexisme, les femmes pointaient souvent leur manque de confiance en elles comme premier frein », raconte Coralie. « Et les récits de femmes qui ne se connaissaient pas étaient souvent concordants, prouvant que le phénomène n’est pas isolé », ajoute Isa. L’idée émerge alors de construire un jeu sur le modèle des milles bornes, autour de cette thématique des discriminations en entreprise. Mais cette fois il ne s’agit pas d’une commande, alors pour le financer les deux jeunes femmes lancent une campagne de financement participatif. Commence alors un gros travail pour classer les 700 témoignages retenus selon différents thèmes : argent, équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, estime de soi, stéréotypes, pouvoir, sexisme, recrutement/évolution de carrière, maternité/garde d’enfants. Sur chaque carte « stop », symbolisant un frein à la carrière des femmes, figure un court témoignage ainsi que des éléments statistiques permettant de contextualiser et de mesurer la portée du phénomène décrit. En collaboration avec les femmes qui ont témoigné, l’équipe de beJoue a également travaillé à aux propositions, figurant sur les cartes vertes (permettant de débloquer le jeu). Rappel de la loi, mesures éducatives ou de dispositifs à mettre en place dans les entreprises pour sensibiliser au sexisme ordinaire ou contrer les discriminations sont ainsi proposées, à l’instar de la « flexibilisation des horaires de travail sans diminution de salaire pour éviter les temps partiel », sachant que 28,4 % des femmes actives ne travaillent pas à plein temps contre seulement 8,3 % des hommes.

Sensibiliser dans la convivialité

« On a aussi imaginé des cartes rigolotes pour dédramatiser un peu… Ainsi le «super feu vert cryogénie» indique : « vous vous réveillez en 2221, le monde est enfin éduqué et prêt à vous respecter ! Vous franchissez tous les feux rouges de la catégorie «Stéréotypes», précise Coralie, ça permet que le jeu avance ! » Ce qui peut aussi permettre à une joueuse de contrer un « feu rouge », c’est la possibilité donnée aux autres de l’aider en lui donnant le « feu vert » dont elle a besoin s’ils l’ont dans leur jeu. «  C’est une innovation par rapport aux Milles bornes, on a voulu faire jouer la sororité car c’est souvent grâce à l’entraide que les femmes arrivent à s’en sortir dans la vraie vie ! », pointe Isa.

Pour la réalisation matérielle du jeu, Marianne Nicolas s’est associée au projet pour y adjoindre ses talents de graphiste engagée. « Ce projet m’a tout de suite enchantée car il a touché ma fibre féministe », précise la jeune femme, récemment installée à Nantes après avoir vécu plusieurs années à Berlin. Le résultat tient dans un coffret au design élégant et coloré. Les premiers jeux ont été envoyés aux souscripteurs en décembre 2021, un joli cadeau de Noël que tout le monde peut offrir, avec ou sans arrière-pensée pour 30 euros. Il sert aussi de support à des interventions dans les établissements scolaires ou à l’invitation de comités d’entreprise. Et des sessions de jeu sont régulièrement organisées dans manifestations ou des lieux publics.

Un jeu qui ouvre au partage d’expériences et de confidences

D’ailleurs à la table d’Arthur, Thomas, Ben et Jeanne, les parties s’enchaînent émaillées par les confidences des joueurs. Ben, 41 ans, chef d’entreprise de conseil en responsabilité sociale et environnementale il raconte avoir dû « éduquer » certains de ses clients «  qui assuraient qu’il n’y avait aucun problème de parité chez eux mais dont l’organigramme ne montrait que des hommes blancs aux cheveux grisonnants dans les postes de direction ». Le jeune dirigeant qui, il y a quelques années était contre les quotas estimant que « les compétences devaient être le seul critère de recrutement », a changé d’avis. « Chez nous, dans le monde du conseil aux entreprises, on ne recrute que des clones, sortis des mêmes écoles et si on n’impose pas des profils différents, on va avoir tendance à rester dans l’entre-soi », reconnaît-il, tandis que le débat arrive maintenant sur le terrain familial.  « Quand je vais manger en famille chez ma grand-mère, à l’issue du repas, il n’est pas question que l’un de ses petits-fils fasse la vaisselle. Par contre moi, elle m’y invite volontiers, c’est dingue ! », s’agace Jeanne. « Moi, j’ai des discussions houleuses avec ma mère qui a parfois des propos sexistes dont elle n’a même pas conscience. Elle n’est pourtant pas vielle, elle a juste 50 ans, mais elle trouve normal que mon père soit sur le canapé en train de se faire servir et qu’elle fasse tout. Après tout, c’est son choix, mais le problème c’est que ma petite sœur de 27 ans adhère à ce modèle… », s’inquiète Arthur. Tous s’accordent sur ce point : même si une prise de conscience existe chez les jeunes générations, pour atteindre l’égalité, il y a encore du boulot !

Source : L’humanité.fr