— par Selim Lander
Les amateurs de danse martiniquais se sont vu proposer deux spectacles de danse, les vendredi 17 et samedi 18 octobre, au Théâtre municipal et à la Scène nationale, deux spectacles très différents, une production locale de la compagnie Christiane Emmanuel et un récital de danse classique indienne « Kathak » orchestré par Sharmila Sharma.
Audience un peu clairsemée le 17 octobre, non que cette pièce manquât d’intérêt mais il s’agissait d’une reprise de l’année dernière, sans doute trop tôt pour que les amateurs aient envie de la revoir à un intervalle aussi rapproché. Il y a peu de chance qu’elle ait fait davantage le plein le 18 alors qu’elle se trouvait en concurrence directe avec la danse indienne. Ce n’est pas la première fois que Madinin’art a l’occasion de déplorer l’absence de coordination entre les programmes des deux institutions culturelles martiniquaises, aussi nuisible pour les spectateurs (qu’elle prive de certains spectacles) que pour les artistes (qui perdent du public) et les institutions elles-mêmes (qui perdent des recettes). C’est d’autant plus dommage que leurs programmes étant loin – budget oblige – d’être surchargés, on s’explique mal cette concurrence des calendriers. On se l’explique d’autant moins que leurs programmations font de plus en plus souvent appel à des productions locales, plus flexibles que celles venues d’ailleurs soumises à de multiples contraintes.
La compagnie Christiane Emmanuel est présente pour sa part à la Martinique depuis plusieurs décennies. On découvre ou redécouvre toujours avec plaisir des pièces qui sortent des sentiers battus de la danse contemporaine, des pièces à message immédiatement lisibles, ce qui change agréablement de tant d’œuvres d’aujourd’hui, souvent très sophistiquées mais que l’on peine à raccrocher aux intentions affichées du chorégraphe.
Après Mangeons … all inclusive (2008) de cette même compagnie, qui posait la question de notre rapport à la nourriture, Signes particuliers se situe en quelque sorte en amont en s’interrogeant sur la cuisine, plus précisément sur les cuisinières qui préparent nos repas quotidiens. C’est cette fois une pièce féministe qui se revendique comme telle et entend dénoncer aussi bien les stéréotypes qui enferment les femmes dans des modèles aliénants, à commencer par celui de la ménagère, que « les violences sexistes et sexuelles et du quotidien ». La note d’intention rédigée par Christiane Emmanuel décrit bien ce qui sera montré sur le plateau : « une danse sauvage, bestiale, qui nous emporte dans un tourbillon de sentiments contradictoires : la colère, la frustration, le désir, la rage, la joie, le chagrin, le bonheur, l’envie, la mélancolie ». Cela semble beaucoup de sentiments différents mais le spectateur attentif saura les reconnaître.
Christiane Emmanuel développe une chorégraphie qui parfois semble vouloir se restreindre à de la pure expression corporelle et qui en tout état de cause ne cherche pas une virtuosité que ses danseurs ne pourraient peut-être pas atteindre. Les pas de deux sont les moments les plus techniques, avec en particulier des portés qui ont paru, malgré tout, un peu laborieux. On note néanmoins la bonne coordination des danseuses – y compris lorsqu’elles interprètent simultanément des parties différentes – rendue pourtant particulièrement difficile dans les passages sans musique.
Miracle : le caractère plutôt basique de cette danse n’empêche pas que l’on prenne plaisir à la regarder. Et d’abord parce que Christiane Emmanuel ne cesse de faire évoluer son récit, ballottant le spectateur d’une impression à l’autre et dans le meilleur des cas d’une émotion à l’autre.
Il y a ensuite l’utilisation des accessoires qui ajoute une note ludique toujours bienvenue dans un spectacle, quel qu’il soit. Au départ, on remarque en fond de scène une sorte de totem fait d’ustensiles de cuisine au milieu d’un grand nombre de couvercles de casseroles usagés. Quand les danseuses se saisissent chacune de deux de ces couvercles pour jouer avec, une nouvelle pièce commence. C’est le temps de la revendication et même de la révolte. Et plus tard, quand l’une d’entre elles se verra couverte d’une sorte de chasuble fabriquée avec d’autres ustensiles de cuisine, assortie d’une traîne dans les mêmes matériaux, c’est un véritable détournement de ces objets prosaïques en accessoires de mode, une revanche de la femme ancillaire devenue une icône façon Paco Rabanne.
Si la grande salle de l’Atrium n’a pas non plus fait le plein, le 18 octobre, pour cette soirée de danse indienne, le calendrier, une fois de plus y est pour quelque chose. Non pas tant en raison du de la défection des spectateurs de Signes particuliers, les plus motivés ayant pu assister la veille à cette pièce, mais parce que les Indo-Martiniquais, a priori les premiers concernés, étaient conviés au même moment à Sainte-Marie – comme nous l’apprend France Antilles du week-end – par leur association culturelle (ACMI) pour fêter la Deepavali, leur « fête des lumières ».
Sharmila Sharma est une danseuse indienne née à Jaipur dans une famille d’artistes (père chanteur et mère danseuse), passée par l’institut Kathak Kendra de New Delhi où elle se perfectionna dans le chant hindoustani comme dans la danse Kathak, une danse classique du nord de l’Inde née dans les temples puis introduite dans les cours des empereurs moghols au XVIe siècle. Darbar signifie au demeurant « cour royale ». Installée en France depuis 1993, Sharmila Sharma enseigne tout en se produisant sur scène. On sent combien elle est habitée par un art dont elle pu dire qu’il était son « partenaire pour la vie », voire sa « raison d’être ». Mais peut-être se montre-t-elle un peu trop pédagogue, une grande partie de son spectacle étant consacrée à des démonstrations en solo des diverses facettes de cette danse qui fait appel tour à tour à des mouvements très élégants des bras, des poignets, des doigts et d’autres qui le sont moins comme les piétinements qui peuvent évoquer les danseurs de claquettes (mais pieds nus).
Si ces démonstrations accompagnées d’explications orales nous apprennent beaucoup sur la danse Kathak, non seulement sur ses caractéristiques physiques mais sur ce que signifie par exemple le dialogue entre le tabla et les pieds de la danseuse, ou bien que les figures développées par la danseuse peuvent raconter toute une histoire à plusieurs personnages, elles ont pu dérouter une partie de public qui ne s’attendait pas à un cours. Les parties de danse pure sont apparues finalement assez brèves, se limitant pour l’essentiel aux deux morceaux mobilisant trois danseuses au début et à la fin du spectacle.
La présence des musiciens sur scène était, on l’a compris, indispensable. La musique indienne en mobilise trois, respectivement au tabla, au sitar et à l’harmonium, des musiciens également chanteurs. À ce propos, on a regretté que les paroles des chants ne soient pas surtitrées en français puisque cela nous aurait permis de mieux comprendre la signification des parties dansées sur ces paroles.
On dira peut-être que le critique n’arrête pas de râler. Mais à quoi bon un critique qui ne critiquerait pas (quand c’est justifié, bien sûr) ?
Signes particuliers. Chorégraphie Christiane Emmanuel. Avec Murielle Bedot, Julie Dossavi, Patricia Ortega et Yaël Réunif. Les 17 et 18 octobre 2025 au Théâtre municipal de Fort-de-France.
Darbar. Chorégraphie Sharmila Sharma. Avec Sharmila Sharma, Cynthia et Salima. Et les musiciens Pt. Udai Mazumbar, Shuheb Hasan et Kengo Saito. Le 18 octobre 2025 à Tropiques-Atrium – Scène Nationale.