Dak’Art 2018, Biennale d’Art africain contemporain

Artistes plasticiens à la conquête d’une « nouvelle humanité »

— Par Dominique Daeschler —

Convoquant Aimé Césaire pour définir « l’heure rouge » thème de la biennale conduite par Simon Njami, le Sénégal invite 75 artistes venus de 37 pays africains ou ayant une filiation avec l’Afrique. Sept lieux dans le in, trois cents dans le off : du musé à la friche en passant par les hôtels, ls maisons, les centres culturels, c’est tout Dakar qui est investi par les arts plastiques avec une délocalisation qui passe par Gorée, Yenne, St louis…

Vous avez dit in

Des lieux in, on retiendra essentiellement l’ancien Palais de Justice. L’agencement des œuvres n’est pas sans rappeler la grande exposition Lucioles mise en place avec bonheur par la Collection Lambert dans … la prison Ste Anne désaffectée !

Même usage des espaces communs et des cellules consacrées à un artiste en particulier : la conjugaison de notions d’émancipation, de liberté, de responsabilité induite dans « l’heure rouge » prend alors une dimension symbolique particulière de « l’au-delà des mers » qui peut nous conduire à la volonté de « nouvelle humanité » de Fanon même si ce concept est plus riche et complexe chez ce dernier.

Dans l’immense espace de la salle des pas perdus : pèle mêle des installations, des sculptures, des toiles et des photographies… Un escalier insolite en colimaçon à une chaire qui s’ouvre à l’infini, un monstrueux fer à repasser prêt à tout écraser, des dentelles en papier sur tulle, une piscine renversée, des portraits en cerf volants, les brise- soleil des indépendances. Ce qui est puissant c’est l’impression générale qui se dégage : l’écrasement, l’enfermement, l’échappée, le dépassement à en oublier les auteurs des œuvres : pardon pour eux.

Nous traversent plus profondément l’installation de l’haïtienne Pascale Monnin : persiennes saccagées, encagées, arrimées pour constituer un immense filet face au ciel, référence au cyclone Matthews dont on retiendra, comme une prière la volonté d’élévation et une esthétique à la fois facile et réussie. Les photos noir et blanc du camerounais Yvon Ngassam jouent de la surimpression, des yeux blancs de l’invisible et du caché. Le mobile tente et barque de Marcos Lola Read (république dominicaine) s’envole tandis que la cubaine Glende Leon assoit un immense tas de sable face à des imprécations murales sur le pouvoir et ses dérives : deux dits de la fragilité de l’avenir de l’homme, qu’affirme la congolaise Géraldine Tabe avec ses corps moitié squelettes dessinés avec de la fumée. L’installation (bois, tissu, bonbons, chocolat) de Tejuoso Olanorewaju(Niger) tisse les matières et les formes à la manière de Sheila Hicks, pour dire la diversité, la débrouille comme une liberté. Grand prix de Dakart’art 18, la photographe Laêila Adjonvi offre une série de photos couleur basées sur un clair obscur très pictural où l’immense oiseau de batik qui l’entoure est messager et interface entre passé et présent ; Dansons à tire d’aile.

La Tunisie invitée d’honneur

La Tunisie occupe près de la galerie nationale l’un des pavillons d’honneur : choix judicieux des œuvres mettant en valeur le titre de l ‘exposition « Tenir la route ». Rachida Triki commissaire définit ainsi l’ambition de l’exposition ; « l’art reste, en ce sens, un réceptacle des contradictions que vivent les artistes citoyens, confrontés dans leurs désirs d’émancipation aux représentations tenaces qui travaillent les imaginaires par accoutumance ».Honda Ghorbel dévoile sa série de fusils décorés de roses, sa peur de l ’obscurantisme ; Héla Lamine repense la question de la dignité à travers un dispositif kit de survie qui permet de faire du pain ! La peinture de Sliman El Kamel fait table rase du monde idyllique de la campagne en démontrant la fiction de son unité. La cocotte-minute rouge coiffée du croissant et de l’étoile d’Halim Karabibene devient le symbole d’un pays en ébullition. La verrière Sadika Keskes à travers l’installation de deux murs en verre soufflé et miroirs, rappellent l’un et le multiple qui fondent l’identité nationale.

Cette conscience politique pleinement assumée, éclaire considérablement les œuvres et le positionnement des artistes. Dans un article rare par l’étayement de son contenu, Mohamed Zinelabine, ministre de la culture, renchérit : « l’artiste penseur peut paraître en réalité un impenseur au nom de la collectivité, un impenseur qui donne sens et non-sens au vide à la solitude, à la projection, à l’attente, qu’il essaye de redéployer et dont il arrive à reconstituer les éléments, les composantes, pour faire de l’absence une présence au beau, au sublime, à l’humain ». Rachida Tricki de conclure « les artistes ont conscience de participer à la vie sociale en rendant sensible par une approche esthétique et phénémologique tout ce qui fait obstacle aux libertés, valeurs indispensables pour tenir la route dans les aléas de la conjoncture post révolutionnaire d’un pays du Sud ». C’est dit. Ainsi l’exposition atteint une force et une cohérence inégalées dans toute la biennale.

Vous avez dit Off

Piètres repaires que les bannières rouges quand elles sont hissées dans une ville où manque souvent le nom des rues et où peu de chauffeurs sont dakarois ! Peu importe c’est un peu la course aux trésors avec ses aléas !

A retenir le lieu de pointe Agit Art mis en place dans un ancien marché aux allées de sable et aux bâtiments défoncés avec un immense espace en plein air : trop branchouille et trop de monde pour qu’on puisse s’attarder sur les œuvres, beaucoup d’artistes avec un vrai choix cependant.

La Maison jaune

Anne Minart qui dirige la galerie africaine à Paris présente la photographe sénégalaise Fama Diouf qui réinvente des personnages connus : Mona Lisa, Louis 14, Sissi et en fait des membres à part entière d’une Afrique cosmopolite : « un musée imaginaire » avec les référents de l’enfance et des voyages. Les costumes recréent par un designer, l’œil vif du photographe donnent à ces tirages sur aluminium une acuité corrosive. Marc Montaret, sculpteur (bronze, résine, polyester) assume le parti pris de redonner « (de retrouver) des formes contemporaines à des masques Dogon, Fang…dans des matières et des couleurs d’aujourd’hui (rose, rouge). Naupémania développe une série d’hommes marteaux sur sacs de papier Craft (craie, fusain, pastel) ou toiles(acrylique). Le trait est assuré, séduisant et féroce, somme toute efficace.

La Médina : Dakar brut

Un circuit intelligent dans la Médina, quartier vibratoire où l’on vit, travaille dans la rue, les uns avec les autres (tannage des peaux, lessive et repassage sur le trottoir, moutons attachés ça et là). De maison en maison, on passe d’un designer de mobilier en corne à un artiste d’art brut utilisant l’huile de moteur, le tanin de café, les mégots de cigarettes et dispatchant ses œuvres sur les murs et sur les arbres. Plus loin, un étrange sage Buur Medina, diplômé des beaux-arts de Dakar, a transformé sa maison en bibliothèque l’ouvrant aussi à l’étage à de jeunes créateurs. Enfin Emma Petroni (famille d’artistes très présente à Dakar), pose un regard apaisé sur ce quartier à l’environnement brut, magnifiant la vie de ce « de bric et de broc ». Il faudrait aussi citer les expositions du centre culturel Douka Seck (livres-objets, travail photographique avec des enfants) alliant art de la débrouille à la cohérence et l’exigence artistiques.

Gorée, la Fondation Dapper et Breleur

Comme toujours, La Fondation Dapper se distingue par une organisation parfaite, une attention valorisant parfaitement les œuvres et un accueil raffiné et ami. Trois lieux d’exposition permettent une itinérance dans Gorée au lourd silence (amour et chagrin). Dès l’arrivée, sur une esplanade dominant la mer, une exposition rassemble photographes, graffeurs, sculpteurs… Retiennent notre attention « le cercle des hommes libres » de Joel Mpah Doon (métaphore entre l’arbre à palabre et l’arbre de retour de ses esclaves- plexiglass et métaux galvanisés) et l’étonnant rideau de perles de Bili Bidjocka. Devant l’église, le champ de coton de Soly Cissé (boules au bout d’immenses tiges de métal), organisé en rangs, joue du symbole et de réalité du passé. Enfin au centre culturel, l’installation sculpture d’Ernest Breleur, faite de radiographies découpées avec élément figuratifs, suspendue comme une île aux habitants en marche, comme un bateau fantôme peuplé des ombres de la nuit, saisit l’espace, s’impose, refusant l’immobilisme et le définitif. Questionnement entre l’immergé et l’émergé : c’est beau à couper le souffle.

Yenne Kao : un projet liant écologie et art, Habdaphaï en résidence

A Yenne, le BAAT (bureau africain des arts et techniques), lieu nouvellement créé par Agsila et Hervé Breuil (ancien directeur du Lavoir moderne à Paris), s’inscrit dans le off avec trois résidences autour du projet « in détritus » qui lie création artistique au respect du territoire : sus aux ordures jetées quotidiennement dans la mer ! Jouant du dehors et du dedans, le lieu offre des espaces clos (un grand studio de répétitions et d’enregistrement qui peut devenir une salle de spectacle de 50 places avec cabine technique et une grande terrasse rassembleuse), des espaces ouverts (une maison sans toit ni portes ni fenêtres comme lieu d’expositions, une scène à ciel ouvert et un lieu de danse.

Agsila, musicienne, chanteuse et compositrice s’est lancée dans la photographie. » Résidus » c’est ce qui reste de ce qu’on a touché : intervient l’âme de l’objet, le passage de l’énergie qui permet les mutations et la transcendance. Cette énergie, on la retrouve dans l’omniprésence du vert (ce qui pousse et ce qui pourrit) et le sens de la composition. Henri Sagna, professeur aux beaux -arts de Dakar, joue du détournement et du rebut : des installations, on retiendra « figés dans le temps », tiges de métal avec des queues de poissons enchâssées dans un mur. Habdaphaï, à son habitude, donne plusieurs formes à son appréhension des choses : mur peint (avec la contribution d’enfants et installations in situ ( l’une en bois, tissu, corde, filet, papier, l’autre en sacs) qui renvoient à la précarité des ressources menacées du village et place l’interrogation de l’artiste dans la modification d’un espace pollué et repoussant (sans doute ce qui est le plus puissant dans l’environnement proposé , une exposition conjuguant le tirage en noir et blanc de grands dessins, sur le territoire et une série sur la notion de peuple et ses composantes, un atelier performance avec la compagnie théâtrale locale et une vidéo avec les femmes qui font sécher le poisson .

Dak’art, biennale de l’art africain contemporain jusqu’au 3 juin.

Dominique Daeschler