Cuba, totalitarisme tropical de Jacobo Machover

 Avec Cuba il faut être patient : même lorsqu’ils ont quitté l’île depuis longtemps, et c’est le cas de Jacobo Machover, les Cubains perdent rarement de vue un paramètre essentiel de leur histoire : la durée.

La durée est en effet devenue la caractéristique principale de Fidel Castro qui est en train de reléguer Franco, Kim il Sung et Yasser Arafat, au rang d’amateurs éclairés et d’intérimaires de passage .

C’est ce qui explique que Jacobo Machover ressente la nécessité de remonter plus de 50 ans en arrière pour démêler les fils embrouillés de ce “totalitarisme tropical”. La mystique castriste a en effet fixé le point de départ de son exégèse au 26 juillet 1953, date de l’assaut raté contre la caserne de Moncada à Santiago de Cuba.
En 160 pages, Machover tente donc à sa façon, et de manière assez convaincante, d’expliquer la formidable suite de méprises qui continue à perturber tout examen objectif de la situation cubaine.

Cuba est en effet un totalitarisme, mais d’un genre un peu particulier puisqu’il a réussi à habiller son implacable dictature d’habits festifs, romantiques, voires idéalistes (grâce entre autres à la légende du Che).

Machover montre bien comment dès le départ Fidel Castro a su mettre en scène ses moindres faits d’armes pour en faire des batailles légendaires, jusqu’à la prise du pouvoir en 1959, sorte d’apothéose extatique qui donne à l’épopée castriste un caractère quasi messianique.
Le “triomphe du dieu barbu” fixe dès le départ la légende pour l’éternité, avec une “longue marche” de huit jours du 1 au 8 janvier 1959, pendant lesquels Castro traverse Cuba d’Est en Ouest (de Santiago à la Havane), multipliant les interventions et les discours fleuve.

Castro éliminera ensuite méthodiquement tous les opposants au régime communiste qui se met rapidement en place : un tournant idéologique assez brutal, qui ne figurait pas au menu de la révolution cubaine à ses débuts. Mais peu importe puisque le discours, emprunt de justice et de liberté, lui, n’a pas changé. Castro prend quelques libertés avec la démocratie et les élections (cette farce pour bourgeois impérialistes), mais qu’importe puisqu’il a déclaré la guerre aux Américains.

A ce sujet, Machover revient utilement sur l’aveuglement des intellectuels qui se sont “parfaitement accommodés de la répression, y compris contre d’autres écrivains, et de l’absence totale de liberté d’expression dans l’île”. Un aveuglement qui n’a jamais véritablement disparu : Castro continue a bénéficier d’un surprenant traitement de faveur, à gauche comme à droite, malgré la recente vague d’arrestations d’avril 2003.

Même « l’affaire Ochoa », (1989) que Machover décrit comme un procès monté de toutes pièces afin d’ éliminer une fraction réformatrice de l’armée, ne réussit pas à changer l’image de Cuba qui reste hantée par le fantôme du Che et un ?sentiment quasiment métaphysique, indéfinissable : la dignité?
Autrement dit la misère et la souffrance des Cubains sont dignes : pour certains cela suffit à justifier la perennité du régime.

Aujourd’hui estime Machover, (dans le chapitre « de la musique entendue comme arme de propagande ») la musique sert de paravent à la répression féroce qui sévit dans l’île car comment un peuple opprimé pouvait chanter et danser en donnant l’impression d’une fête perpétuelle? ?

La mode gérontocratique du Buena Vista social club, a certes parfois des relents d’agit prop, mais Machover ne répond pas vraiment à la question qu’il a lui même posée. Car c’est un des paradoxes de cette île mystérieuse : les Cubains ont une capacité surprenante à s’extraire du réel pour se projeter de temps à autre dans l’image que veut imposer en permanence le régime.
Celle d’un endroit festif, ou malgré les restrictions et les privations, on continue à s’amuser au nez et à la barbe de l’impérialisme. Pour un étranger qui visite Cuba brièvement, le cliché à une apparence de réalité déroutante.

Le dernier chapitre du livre, sorti clandestinement de Cuba, est consacré à la résistance sur l’île : il a été écrit par Jésus Juñiga, journaliste indépendant.

A ce sujet il demeure toujours pour le lecteur étranger un mystère difficile à comprendre, une sorte de frustration à ne voir le sujet jamais abordé par les Cubains eux-mêmes : pourquoi l’opposition et la dissidence cubaine n’a t-elle jamais réussi à engendrer de mouvements de masse de contestation, comme ça a été le cas dans les pays de l’ancien bloc de l’Est ?

Certes l’efficacité de la police politique cubaine (la seguridad del Estado) est réputée, mais celle de la Stasi, du KGB et de la Securitate l’était aussi. Même à l’université de La Havane, qui a toujours été un virulent foyer de contestation sous Batista, jamais il n’y a eu de véritable mouvement susceptible de gêner les dirigeants castristes.

Est que par hasard la fameuse « dignité » , que les journalistes étrangers croient déceler chez les Cubains, ne serait pas plutôt devenue une sorte de passivité et de résignation prudente en attendant la sortie biologique du Caudillo ?

OL

Commentaire de l’éditeur

CUBA, TOTALITARISME TROPICAL
par Jacobo Machover

Depuis le renversement du dictateur Fulgencio Batista, en 1959, Fidel Castro règne en maître à Cuba. Le Lider Maximo a résisté à toutes les offensives, à commencer par la tentative de débarquement de la baie des Cochons, aux bouleversements de l’histoire, comme l’effondrement de son principal soutien, le communisme soviétique.
Ennemi juré des Etats-Unis, il a même pu faire de l’introduction du dollar sur l’île l’ultime outil de la pérennité de son pouvoir.
Expert dans l’art de transformer ses déconvenues en victoire, le premier des barbudos a su recouvrir l’extrême violence de son régime du voile du romantisme révolutionnaire.
Ainsi se drape l’implacable Ernesto Guevara dans la légende libertaire et planétaire du Che.
Ainsi disparaissent dans les accents de la salsa nostalgique d’un Compay Segundo la brutalité de la répression, la douleur de l’exil, l’abîme de la pauvreté.
Revenant sur l’histoire de la révolution cubaine et le parcours de Fidel Castro et sur l’histoire de la révolution cubaine, Jacobo Machover montre que sous des dehors qui ont séduit nombre d’intellectuels, dans une ambiance tropicale festive, l’île vit dans un système totalitaire.
Le chapitre consacré à la résistance quotidienne à Cuba est écrit par le journaliste cubain indépendant Jésus Zúñiga.
Jacobo Machover est né à La Havane en 1954 qu’il a quitté avec sa famille pour s’installer en France, après la prise du pouvoir par Fidel Castro. Il enseigne la langue espagnole, la littérature et la civilisation latino-américaine à l’université de Paris XII.
Il a collaboré comme critique littéraire à Libération et au Magazine littéraire. Sympathisant de la révolution cubaine, il a pris ses distances à la fin des années 70, après avoir découvert, sur place, la réalité quotidienne de la vie des Cubains et avoir côtoyé d’anciens prisonniers politiques.
En lien avec la dissidence interne, comme avec les Cubains de l’exil, il a traduit et diffusé des textes d’opposants emprisonnés.
Il a publié un recueil de nouvelles intitulé L’An prochain à la Havane (Éd. De Paris, Max Chaleil, 2003), et dirigé l’ouvrage collectif La Havane 1952-1971. D’un dictateur l’autre : explosion des sens et morale révolutionnaire (Autrement ; 1994).
lire une interview de Jacobo Machover parue dans l’Express

 

 

Publié sur Cubantrip.com