« Cuba et les arts visuels », 3° conférence du CEREAP

Mardi 14 janvier 2020, à 18h, INSPE Martinique

Intervenants : Lise Brossard, Jean-Louis Joachim, Martine Potoczny

Cuba, mon amie fidèle
— Par Isabelle Paré —

Le Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) s’apprête [en 2008] à dévoiler un pan méconnu de la riche identité culturelle cubaine en accueillant la plus vaste exposition tenue à ce jour sur l’art de cette île des Tropiques.

Avec plus de la moitié des oeuvres puisées à même la collection du Museo nacional de bellas artes de La Havane et une centaine de photographies clés, dont plusieurs inédites issues du riche fonds photographique de La Fototeca, le MBAM a réussi à emprunter à la perle des Caraïbes le plus puissant concentré d’art cubain qui soit jamais sorti du pays de Fidel.

Des chefs-d’oeuvre jamais exposés, une salle entière consacrée à l’artiste phare Wifredo Lam, des icônes de la photographie du XXe siècle, dont des portraits du Che et du Lider máximo pris par les photographes Sallas, Corrales et Korda: le Musée des beaux-arts signe ici une exposition unique, digne des plus grands musées au monde.

Une découverte

En visitant le Musée des beaux-arts de Cuba en 2005, à l’invitation de sa directrice Moraima Clavijo Colom, la directrice du MBAM, Nathalie Bondil, et le conservateur de l’art contemporain, Stéphane Aquin, étaient loin de se douter de la richesse de la collection qui défilerait sous leurs yeux.

«Je connaissais bien l’art contemporain cubain, très connu sur la scène internationale. Mais on y a découvert un art méconnu, une expression artistique ancrée dans un pays qui a un goût puissant pour les arts, avec plusieurs artistes formés à Paris, puis pour les muralistes, en Amérique latine», explique Nathalie Bondil.

«On a réalisé qu’il y avait là une histoire de l’art exceptionnelle qui n’avait jamais été contée d’un seul jet. C’est une exposition qui devrait être au Met. Mais pour des raisons culturelles et politiques évidentes, ça ne s’est pas fait», soutient Stéphane Aquin.

Embargo et politique obligent, l’art cubain est longtemps resté hors des circuits internationaux. En effet, hormis pour quelques peintres célèbres, comme Wifredo Lam, un moderniste qui s’est frotté aux Picasso, Léger et autres grands peintres modernes, il faut remonter à 1944, au Musée d’art moderne de New York (MoMA), pour trouver une exposition d’importance consacrée aux artistes cubains. Ignoré, l’art cubain ne fut vu après la révolution que de façon épisodique dans les pays du bloc soviétique.

«C’est le premier prêt de cette ampleur fait à l’étranger. La Fototeca a été un élément important pour la réalisation de ce projet, car c’est à travers le filtre de l’histoire que l’on a choisi de faire découvrir ces oeuvres», explique Nathalie Bondil.

Après trois ans de travail et de collaboration étroite avec ses homologues cubains, le musée de la rue Sherbrooke accouche de ¡Cuba!, Art et histoire de 1868 à nos jours, une exposition comportant plus de 200 oeuvres — dont la moitié proviennent de collections nationales cubaines — qui offre un point de vue inédit, à la fois historique et artistique, sur la réalité cubaine. Le reste des oeuvres provient notamment du MoMA, du Metropolitan Museum of Art de New York, du Centre Pompidou à Paris et de nombreux prêteurs privés, dont Vicki Gold Levi à New York et la collection Heidi Hollinger de Montréal.

Divisée en cinq parties, l’exposition ¡Cuba!… explore d’abord la quête d’identité dans cette colonie espagnole qui, au début du XIXe siècle, aspire férocement à se libérer de l’emprise de l’Espagne. Paysages fauves et tableaux de paysans coupant la canne à sucre marquent cette première échappée dans l’art cubain, qui sera ensuite habité par la montée des idées révolutionnaires et la guerre d’indépendance.

Au tournant du XXe siècle, dans une île décolonisée où l’esclavage est désormais aboli, l’art, galvanisé par ces nouvelles libertés, connaît un essor sans précédent. Alors, chouchou des touristes étrangers, Cuba devient une destination vacances et une référence culturelle. Les artistes cubains y créent alors des affiches vantant les beautés de leur paradis sous les étoiles, dont on pourra admirer une très belle collection.

Dans l’entre-deux-guerres, de grands artistes émergent de l’école d’art de La Havane, notamment Wifredo Lam, ce géant de l’art moderne, dont une vingtaine de toiles sont exposées. Des oeuvres inédites de Marcelo Pogolotti, un peintre militant méconnu influencé par Fernand Léger, au style puissant traversé par l’art déco, le futurisme et le surréalisme, jalonnent aussi ce saut dans la vague moderniste cubaine.

La liberté, malgré tout

«Nous avons obtenu beaucoup de pièces clés qui servent à leurs expositions permanentes. Ils ont été extrêmement généreux de nous les prêter», affirme Stéphane Aquin.

Parmi ces oeuvres charnières, une gigantesque murale réalisée en 1967 à La Havane lors du Salon de mai, une oeuvre emblématique du XXe siècle signée par cent artistes, dont le Québécois Edmund Alleyn. Exposée pour la première fois hors de Cuba depuis 1968, la toile de 55 mètres de surface constitue la pièce maîtresse de ¡Cuba!…

Idem pour le cliché archi-connu du Che, croqué en 1960 par Alberto Korda, considéré comme la photographie la plus diffusée de toute l’histoire. Un volet intitulé «Avec la révolution tout, contre la révolution rien» embrasse d’ailleurs l’oeuvre de plusieurs grands photographes de la révolution. On s’étonne aussi de la pluralité des genres qui ont continué de marquer l’art cubain aux premiers jours du régime Castro.

Car au contraire des pays du bloc de l’Est, dopés aux seuls réalisme et constructivisme soviétiques, l’art cubain de l’après-révolution a continué d’afficher une diversité de styles, dont le lyrisme, l’expressionnisme et même le pop art. Si le contenu se fait souvent le chantre des idéologies révolutionnaires, la forme reste plurielle et éclatée.

«Nos ennemis sont le capitalisme et l’impérialisme, pas l’art abstrait», avait décrété Castro. Vrai, semble-t-il. Car aux côtés de nombreuses oeuvres condamnant l’embargo et l’impérialisme américains, on se surprend à découvrir une panoplie d’artistes qui dépeignent les impacts de l’idéologie glorifiée depuis près de 50 ans sous le ciel de Cuba.

«La censure ne s’est pas exercée de la même manière à Cuba que dans le bloc soviétique. Beaucoup d’oeuvres remettent en question les mécanismes de l’idéologie», précise Stéphane Aquin, conservateur de l’art contemporain. Ce dernier affirme d’ailleurs que les autorités cubaines n’ont pas cherché à dicter le choix des oeuvres ou la façon dont elles seraient exposées à Montréal.

Meuble grenade géant, toile montrant l’île emmurée dans des blocs de béton, barque flottant sur des bouteilles de bière: plusieurs oeuvres et installations à saveur politique jettent un regard lucide sur les impacts du régime castriste chez ce peuple aux libertés étouffées, condamné à l’insularité.

«Nous n’avons pas voulu nous prononcer pour ou contre ce régime. Il ne s’agit pas d’une exposition politique. Nous avons voulu montrer l’avènement d’une spécificité cubaine», conclut Stéphane Aquin.

Ni panégyrique ni critique, cette plongée dans les eaux turbulentes de la réalité artistique cubaine témoigne du bouillonnement culturel et social qui a toujours habité, et continue d’habiter ce petit pays qui n’a que 150 ans d’histoire. Pour faire mentir l’hiver et humer l’air de cette fiesta cubana, rendez-vous rue Sherbrooke, jusqu’en juin.

Source : Ledevoir.com