Crise : la France ne serait donc qu’une « vallée de larmes » ?

— Par Jean-Marie Nol —

La France donne aujourd’hui l’image d’une vallée de larmes, tant les tensions sociales, politiques et économiques s’y superposent en un enchaînement presque ininterrompu de crises. Les mouvements de grève, les blocages annoncés et les manifestations massives, qui marqueront une nouvelle étape ce 18 septembre, traduisent une colère et une profonde lassitude du pays face aux mesures d’austérité et à un modèle social fragilisé. Le nouveau Premier ministre, Sébastien Lecornu, à peine nommé, se retrouve déjà confronté à une épreuve de force avec les forces politiques de l’opposition et avec une rue qui refuse de céder sur des revendications essentielles : salaires, pouvoir d’achat, justice sociale et fiscale. Cette colère, nourrie par des années de frustrations accumulées, s’exprime désormais à une échelle nationale, avec des perturbations prévues dans l’ensemble du quotidien des Français, des transports à l’éducation en passant par la santé et l’énergie. Les syndicats veulent démontrer que l’arme du blocage reste encore l’ultime moyen de se faire entendre face à un pouvoir jugé sourd aux attentes populaires en raison de la problématique de la dette .

Dans ce climat explosif, une question domine : la crise de la dette française est-elle en train de se transformer en une crise politique et sociale et surtout en prochaine crise financière d’une ampleur telle qu’elle mettra en danger le modèle social lui-même ? Car la France, deuxième économie de la zone euro, vit aujourd’hui sur une ligne de crête particulièrement fragile. Avec un déficit public de 5,8 % du PIB et une dette à 116 %, l’État n’a plus la marge nécessaire pour multiplier les dépenses sans risquer un emballement des marchés financiers. Les gouvernements précédents en ont déjà fait les frais : la rigueur budgétaire imposée à Michel Barnier puis à François Bayrou a conduit à leur chute, preuve que toute tentative de redressement brutal se heurte à la résistance d’une société qui refuse l’austérité. La fragilité de la croissance, inférieure à 1 % sur un an, accentue le paradoxe français : une économie qui parvient à résister malgré les secousses internationales, mais dont la dynamique reste trop faible pour absorber des politiques restrictives.

Dans ce contexte, la proposition de taxe Zucman, visant à imposer à hauteur de 2 % les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, symbolise la fracture idéologique et sociale qui traverse le pays. Massivement soutenue par l’opinion publique, y compris chez les sympathisants du camp présidentiel et de la droite, elle incarne une demande pressante de justice fiscale. Pourtant, le refus catégorique de Sébastien Lecornu de l’adopter en l’état montre le fossé entre la population et ses dirigeants. En renvoyant ce débat à une simple « question de justice fiscale », le Premier ministre renforce l’impression d’un pouvoir incapable d’apporter une réponse concrète à la colère des classes moyennes, celles-là mêmes qui se sentent étranglées par la pression fiscale sans bénéficier en retour d’un État-providence efficace.

Cette fracture alimente une instabilité politique et surtout institutionnelle qui nourrit, en retour, les craintes de récession. Car au-delà des mobilisations syndicales et des blocages, c’est l’incapacité des élites à tracer une perspective claire qui inquiète les ménages, les entreprises et les investisseurs. Le manque de visibilité fragilise la confiance et risque de transformer la timide reprise — avec une croissance de seulement 0,3 % au deuxième trimestre — en une stagnation durable de l’économie française. Le cercle vicieux est là : une société en colère qui bloque l’économie, un État endetté qui ne peut plus répondre par des largesses budgétaires, une croissance trop faible pour offrir une respiration, et une classe politique piégée entre des promesses intenables et la nécessité d’une rigueur rejetée.

À cette situation déjà tendue s’ajoute un horizon économique assombri par la menace d’une véritable crise financière. Après la démission forcée du gouvernement Bayrou, la France est au pied du mur budgétaire : le déficit et la dette n’ont pas disparu et doivent être traités d’urgence. L’économie mondiale, sans frontières, impose désormais ses lois aux États, réduisant leur autonomie et les transformant en simples gestionnaires de contraintes. La France illustre ce paradoxe : puissance politique hier influente, elle se retrouve aujourd’hui impuissante face à des marchés qui dictent leurs conditions. Les signaux d’alerte se multiplient : déficit public de 5,6 % du PIB en 2025, dette à 116 % en fin d’année, taux d’intérêt à long terme dépassant la croissance nominale, déficit primaire de 3,2 % qui impose un ajustement de plus de 130 milliards d’euros pour stabiliser la trajectoire. L’équation paraît insoluble sans récession brutale et rejet social massif.

Les solutions envisagées sont toutes politiquement explosives. La non-indexation des dépenses sociales, qui permettrait d’économiser 2,5 points de PIB en cinq ans, risquerait d’appauvrir durablement les ménages. La taxation des ultra-riches ne rapporterait qu’une fraction des besoins, bien loin de rassurer les investisseurs. Le scénario le plus vraisemblable est donc celui d’une lente érosion de la signature financière de la France : élargissement des écarts de taux avec l’Allemagne et l’Espagne, nouvelles dégradations de note souveraine, et, à terme, dépendance accrue vis-à-vis de la Banque centrale européenne, au prix d’une perte de souveraineté budgétaire. Le modèle social français, déjà contesté pour son coût supérieur de près de six points de PIB à la moyenne européenne, serait alors ajusté non par choix démocratique, mais sous la contrainte extérieure.

Pire encore, la dette n’est pas le seul risque. Comme l’ont montré les événements du passé , les crises économiques surgissent rarement isolées : une crise bancaire peut découler d’une crise boursière, une crise immobilière amplifier une crise de la dette, et toutes s’enchaînent dans un cercle vicieux. La France est exposée à ces vulnérabilités : système bancaire fragilisé, marché immobilier sous tension avec la hausse des taux, risque de correction boursière latent. La convergence de ces déséquilibres annonce une crise qui, même si elle ne se matérialise pas par un choc brutal, progressera par un enchaînement de secousses successives, jusqu’à ébranler le tissu social et politique du pays.Le problème est structurel. La France est l’un des pays les plus taxés et réglementés d’Europe, ce qui freine considérablement la compétitivité des entreprises et dissuade l’investissement productif. Mais derrière cette utopie populaire de  » toujours plus » se dessine une autre trajectoire, bien plus inquiétante : celle d’un dérèglement systémique global avec l’intelligence artificielle . L’IA, loin d’être un simple outil de progrès, pourrait devenir le catalyseur d’une crise totale — économique, sociale, politique, cognitive — comparable à une guerre, une crise financière majeure ou un effondrement climatique.Le premier front de ce basculement est déjà ouvert : celui de l’emploi. Les modèles génératifs et l’automatisation cognitive menacent des millions de postes, parfois qualifiés, dans les services, la création, la finance ou l’ingénierie. Cette substitution est souvent plus rapide que la capacité de requalification. Résultat : chômage de masse, accentuation du déclassement de la classe moyenne, instabilité sociale et montée des tensions sociales et politiques avec le risque de l’émergence d’un régime autoritaire . Une polarisation idéologique émerge déjà autour de la place de la technologie dans nos vies.Il est grand temps d’ouvrir les yeux : la France ne peut plus continuer sur cette trajectoire sans risquer un déclassement économique profond.

La France apparaît dès lors comme un pays enfermé dans une spirale de contradictions. Elle veut préserver son modèle social, mais ne trouve pas les ressources pour le financer. Elle réclame davantage de justice fiscale, mais se heurte au refus de ses dirigeants pour qui le problème réside dans l’insuffisance de travail et de création de richesse . Elle aspire à plus de stabilité, mais vit au rythme des crises politiques à répétition. Le contraste est d’autant plus saisissant que le pays demeure une grande puissance économique et dispose d’atouts considérables. Pourtant, ces atouts semblent constamment étouffés par une incapacité chronique à réformer en profondeur et à instaurer un pacte social nouveau. C’est cette impuissance face à l’économie globalisée, conjuguée à une crise sociale permanente, qui fait dire aujourd’hui que la France est devenue une vallée de larmes : une nation qui demeure riche en potentiel mais pauvre en confiance, écartelée entre le rêve d’un avenir meilleur et la réalité d’un présent marqué par la défiance, la colère et l’instabilité.

Jean Marie Nol économiste et juriste en droit public