Congo Jazz Band, pour écrire, dire et jouer les vérités qui font mal

— par Janine Bailly —

« Aucune des nations colonialistes n’avait une approche humaine ». Que dire alors lorsqu’un homme seul se déclare indûment propriétaire de ce vaste territoire qu’est le Congo ? Qu’il se donne sur les millions d’hommes qui le peuplent droit de vie et de mort ? Mohamed Kacimi et Hassan Kassi Kouyaté ont choisi ce pays d’Afrique, devenu la RDC, République Démocratique du Congo, pour nous parler du sort qui fut celui de tout un continent, lors que se le disputaient les “grandes” puissances européennes ; mais pourquoi le Congo plus spécialement ? Parce qu’il « cristallise toute la barbarie coloniale », esclavage, exploitation, travail forcé, dépouillement des richesses et des identités, négation même du statut d’être humain… que la conquête blanche y fut mythifiée en « mission de bienfaisance ».

Par une conférence précédant le représentation publique, puis par le spectacle et le bord de scène qu’ils nous ont proposés, l’écrivain et son metteur en scène ont voulu nous faire découvrir une Histoire, pour certains d’entre nous restée bien vague et lointaine, et surtout nous inciter à penser, nous ouvrir les yeux sur un pan terriblement tragique du passé du Congo dans ses chaînes avec la Belgique, et plus universellement sur le drame jamais vraiment assumé de la colonisation .

Si l’on peut parler de minimalisme, concernant la scénographie, les costumes, les accessoires, c’est que pour Hassan et Mohamed le texte au théâtre est primordial. Ce dernier nous le dit au travers d’une jolie fable soufi : Le maître demande à l’élève de voler / Mais comment le pourrais-je, je n’ai pas d’ailes ! / Imbécile, à quoi sert alors le mot oiseau ?… Car la langue, française, lui, le colonisé en terre d’Algérie, il la sacralisait, y entrait « comme on entre par effraction dans une maison qui n’est pas la sienne » ; il lui fallait montrer au colon qu’il la possédait aussi bien, mieux encore que lui ! Mais la force de la langue au théâtre, dans cette « écriture de l’immédiateté », c’est auprès d’Ariane Mnouchkine qu’il la  découvrit.

Congo Jazz Band s’est écrit d’une façon particulière, et c’est ce qui donne au texte joué cet air de naturel particulier. Non pas écriture de plateau, mais allers-retours incessants entre les comédiens, le metteur en scène, et l’auteur. Pour trouver les mots « à partir de la respiration de chaque acteur, de son phrasé, de son corps dans l’espace, et de sa façon d’être », pour « coller au plus près de son corps », de sorte qu’il ne semble pas jouer mais rester, sur scène, lui-même. C’est sans doute ce qui, entre autres choses, permet d’éviter l’écueil du “théâtre documentaire, ou théâtre du verbatim”.

Congo Jazz Band, la musique est là, à rythmer le spectacle, puisque le dispositif dramaturgique veut qu’un orchestre, retour d’enregistrement à Kinshasa – autrefois nommée Léopoldville – soit censé nous raconter ce qu’il a vu du Congo. La musique, élément vital du pays c’est, dit Hassan, la colonne vertébrale, le langage de la pièce ; c’est « une écriture de l’Histoire » : hélas, en raison de la crise sanitaire, les paroles des chansons ne peuvent nous être distribuées, si bien qu’à l’exception de Tiken Jah Fakoly¹, Plus rien ne m’étonne, ou de Grand Kallé², Indépendance cha cha qui symbolise la libération du pays – une chanson dont nous pressentons un peu le sens –, le lien qu’elles établissent avec l’ensemble du texte ne nous apparaît qu’assez peu. Elles risquent alors de ressembler à une pause dynamique dans le récit de la terreur !

Rire ou pleurer ? Il est vrai que l’histoire, vue souvent par le petit bout de la lorgnette, ramenée au niveau de l’être humain dans sa laideur quotidienne et sa petitesse – le roi Léopold II trépigne comme un enfant capricieux, le jouet qu’il veut est une colonie, de ce couple banal la reine trop grassouillette doit suivre un régime, elle réclame un thé qui ne viendra pas, etc. – fait souvent naître le rire dans la salle. Rire sur un sujet d’une telle gravité ? Oui, car « où il n’y a pas d’humour, il n’y a pas d’humanité. Où il n’y a pas d’humour, il y a le camp de concentration », nous apprend le dramaturge Ionesco. 

Les paroles de Primo Levi justifieraient quant à elles le choix des créateurs de Congo Jazz Band : « Les monstres existent mais ils sont trop peu nombreux pour être dangereux. Ceux qui sont le plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter. » En effet, si Léopold II, qui « détestait l’Afrique », n’y avait jamais mis les pieds, son âme damnée Henry Morton Stanley et des sbires sans conscience commettaient en son nom les pires exactions, mutilant hommes et enfants s’ils ne rapportaient pas la quantité journalière imposée de caoutchouc, ou s’ils refusaient d’exécuter les ordres des gardes-chiourmes, violant les femmes, coupant les mains et les rapportant en trophées ! Le dispositif, qui veut qu’une femme-reporter tende son micro aux témoignages recueillis sur le terrain, s’il rend la chose vivante, me semble assez vite relever du procédé, tout en accusant l’impéritie des “médias” quand la personne interrogée doit répondre trop vite, ainsi la femme qui vient dire la « peur du caoutchouc » ne peut-elle qu’énumérer les méfaits commis par le colon, sans provoquer la moindre réaction ni pitié chez celle qui l’interviewe . 

Le ton change quand, dans une dernière séquence, d’une grande force, Patrice Lumumba revient d’entre les morts, lui qu’on assassina et dont on fit disparaître dans l’acide toute trace, pour dire à ceux qui sont là combien l’Indépendance accordée fut un leurre, qu’elle n’existe pas, que lui-même et son peuple en liesse de se croire libres furent victimes de leur naïveté et de la confiance mise dans l’autre. Le silence dans la salle, l’écoute se font plus riches, et l’émotion, auparavant désamorcée à mon goût trop souvent par le rire, m’étreint enfin. Il est dommage que le flot de paroles, qui laisse trop peu de respiration, ne m’ait pas permis plus avant dans le spectacle de frémir, de trembler, de prendre le temps d’adhérer aux discours entendus  – puisqu’aussi bien le silence au théâtre est parole, et que le corps du spectateur entre dans le jeu, par le lâcher-prise,  par ce qu’il laisse en lui affluer de sensations inédites. 

Le spectacle saisit la salle, qui remerciera pour avoir appris cette face de l’histoire, ou pour l’émotion ressentie :  sa portée tient en partie au fait que des acteurs Noirs endossent le rôle des Blancs, inversant le cours des choses, investissant le corps de l’ennemi pour mieux le stigmatiser, le pourfendre, et parfois le ridiculiser.  Et comme nous sommes au théâtre, que l’on nous dit l’Histoire et des histoires au sens d’anecdotes, le metteur en scène pose une distance, chacun des comédiens étant lui-même et les personnages qu’il incarne tour à tour, sous la direction d’un narrateur qui revêt aussi l’habit du “chauffeur de salle”. Chacun est personne et personnage. « Car le théâtre commence quand l’individu se met à la place de l’autre ». Pareillement, l’espace est divisé, une estrade en fond portant l’orchestre, les acteurs sont tour à tour invités à en descendre et regagner le plateau pour incarner le rôle qu’on leur assigne.

Inspiré par la lecture d’un ouvrage essentiel, Les Fantômes de Léopold, un holocauste oublié, d’Adam Hochschild, Congo Jazz Band est appelé à une carrière internationale. « La mise en scène d’Hassan ré-enchante le texte », a écrit Mohamed Kacimi. Un texte « non pour culpabiliser, mais pour informer, appeler à réfléchir ». Qui sidère, révolte, peut faire naître néanmoins la compassion ou la haine. Des paroles essentielles pour ceux qu’on a dépossédés de tout, « le pays, la peau, la culture, la langue », alors que, dira l’auteur, dans une allusion à ceux qui oseraient parler des bienfaits de la colonisation, « une seule syllabe vaut mieux que toutes les autoroutes du monde ». Les États oublieux se doivent de mettre au grand jour le passé, car « un pays qui n’a pas de mémoire est un pays voué à sa destruction » (paroles de communiste haïtien).


1.Tiken Jah Fakoly : Chanteur ivoirien, véritable étendard d’une jeunesse africaine dont il porte haut la soif de liberté et de changement, le héros du reggae moderne est aussi le “haut-parleur” de tout un continent.
2. En 1960, Joseph Kabassele Tshamala, le fondateur de l’African Jazz, compose à Bruxelles son fameux “Indépendance Cha Cha”,  qui va devenir le « chant de ralliement de toutes les indépendances », selon le saxophoniste feu Manu Dibango. L’hyme de l’émancipation du continent africain.

Fort de France, le 12 octobre 2020

Photos Paul Chéneau