Cinq questions à Anabell Guerrero

Exposition « de feu et de pluie », visible à la Fondation Clément, du 20 octobre au 12 décembre.

— Propos recueillis par Matilde dos Santos Ferreira, critique d’art et curateur indépendant —

Produite par la Fondation Clément en partenariat avec la DEAL et le PNRM dans le cadre de la candidature de la Martinique à l’inscription sur la liste patrimoine UNESCO.

Le titre de l’exposition « de feu et de pluie » renvoie aux deux versants d’une même gestation : car la Martinique est bien la fille des entrailles fumantes de la terre et des pluies provoquées par le relief, donnant naissance aux forêts tropicales humides. Partant de l’idée que le volcan impacte la vie de l’homme très au-delà de la science et des catastrophes, il a été demandé aux artistes de travailler sur le processus éruptif comme métaphore, voire l’essence de la création. Cinq œuvres ont été créées pour l’exposition : les installations «Respé twa fwa » de Christian Bertin, «Sismographie méga-poétique » de Julie Bessard, « Composition Tellurique » d’Hervé Beuze, « Le jour d’après » de Ricardo Ozier-lafontaine et le triptyque « Un démiurge » de Jean-Baptiste Barret. Les œuvres des autres artistes ont été choisies en fonction du parallèle entre construction/ destruction /reconstruction dans la nature et dans la vie de l’homme. Elles parlent de mémoire, de chaos, de jaillissements et tremblements, d’échanges d’énergie, du magma qui fuse, de la chaleur brulante, de l’état du monde l’instant d’après.

Matilde dos Santos : Qui est Anabell Guerrero ?

Anabell Guerrero : J’ai commencé mon parcours par des études de sciences politiques et d’économie. Par la suite j’ai fait une formation d’histoire de l’art, de photographie et de vidéo. Mais ma première formation a dans une certaine mesure défini mon cheminement de photographe et d’artiste plasticienne. J’essaie de penser mon projet artistique dans un engagement vis-à-vis de l’humain en essayant de montrer le réel sous un autre angle, au-delà des formes normées de représentations. L’art est pour moi un acte qui peut éventuellement modifier notre façon de percevoir le monde.

– Sans Titre VII. 2006. Série Voix du Monde. 9 photographies N/B et couleur. Dimensions 2m35 x 2m35, gracieuseté de l’artiste

 

MdS : Penses-tu que l’artiste a un rôle à jouer dans la société et quel serait ce rôle pour toi ?

AG : Oui il me semble qu’il a un rôle à jouer dans la société. En même temps la société détermine notre façon de représenter, de voir et de faire de l’art. Il faut donc tenter d’atteindre un espace de liberté dans notre pratique. De cette façon, peut-être, ce n’est pas seulement la société qui nous imprime ses représentations dominantes mais l’art qui peut nous aider à élargir notre vision. Mais ce n’est jamais quelque chose de garanti. A chaque moment notre pratique et notre vision sont à remettre en question. Le rôle de l’art dans la société serait donc d’ouvrir des espaces de liberté dans un monde où les nouvelles technologies de la communication ont une emprise de plus en plus forte sur notre sensibilité et notre perception du monde.

Terre Inquiète, 2017. Vidéo projetée au sol, lumière, terre, photographie. Gracieuseté de l’artiste

MdS : Est-ce que l’art soigne ? Soi-même ? l’autre ? Le monde ?

AG : Oui, il me semble que dans une certaine mesure l’art peut soigner. Peut-être d’une façon indirecte car les formes artistiques ont une certaine autonomie. Il n’est pas possible d’énumérer toutes les possibilités que l’art a de nous soigner nous-mêmes, l’autre, le monde : que ce soit du côté d’un art politique ou d’un art plus centré sur la subjectivité de l’artiste … il y a toujours quelque chose à quoi l’art résiste et que l’art soigne. L’art nous ouvre des espaces de rêverie, de liberté, de combat, et ces espaces ne sont pas donnés, ils sont à conquérir.

Dans cette approche de guérison j’ai réalisé une installation photographie/vidéo/lumière intitulée Terre Inquiète. Tout en travaillant des images concrètes signifiant des indices de vie ou de mort de la terre avec des scientifiques qui cherchent à récupérer des terres agricoles en train de mourir, j’y ai également exploré l’aspect onirique et imaginaire de notre rapport à la terre. Il me semble que c’est en tenant conjointement les faits concrets et l’imaginaire que l’art peut participer à sa façon à des formes de guérison.

MdS : Parle nous de ton processus de création et de la série « Les Pierrotines », dans l’exposition « de feu et de pluie » … le rapport à ta création antérieure, ce qu’elles ont de nouveau pour toi, le rapport à l’exposition « de feu et de pluie »

AG : La série Les Pierrotines part d’un projet antérieur intitulé Totems à la frontière réalisé dans la Guajira vénézuélienne. C’est un endroit semi-désertique. Une frontière difficile. En même temps c’est une région très belle avec une lumière et des couleurs très fortes tant dans la nature que chez les habits des femmes. En utilisant la fragmentation j’ai essayé de créer une forme totémique abstraite en dépassant le cadre de la photographie, en vue de montrer la force et la grandeur de ces femmes. Comme les femmes wayùs, Les Pierrotines sont gardiennes de la mémoire et elles résistent au milieu d’une ville traversée par la mémoire de la catastrophe de 1902. Chez les femmes de Saint Pierre comme chez les femmes wayùs j’ai ressenti cette même résistance de la mémoire. C’est pour cette raison que j’ai cherché dans les deux cas la forme totémique : telles des caryatides, elles sont dans les deux cas des piliers de leurs cultures. A Saint Pierre j’ai également travaillé sur le thème de la mémoire dans la série Se Souvenir en collaboration avec les habitants de la ville pour inscrire sur les murs des ruines la mémoire vivante des habitants qui permet la récupération poétique de l’espace. Ce qu’il y a pour moi de nouveau dans le travail de Saint Pierre c’est ce rapport très direct de l’espace et de l’histoire, tout comme la capacité de résilience, de renaissance qui est très présente.

Se Souvenir. 2014 , gracieuseté de l’artiste

 

MdS : Et le rapport des Pierrotines avec les autres œuvres dans la salle, notamment l’atelier-volcan de Christian, les portraits de morts de Bruno Pédurand, et ces paysages très désolés de Philippe Thomarel ?

AG : Il me semble que Les Pierrotines interagissent avec l’ensemble des œuvres présentes dans cette salle d’un point de vue de la verticalité de la forme totémique, du point du vue du noir et blanc et qu’il y a également une résonance autour de la notion de la mémoire et de la résistance au temps. Il y a donc une continuité dans l’espace et une résonance dans les thématiques abordées, tout cela dans une forme de dialogue rythmique entre les diverses temporalités des œuvres.

MdS : Quel était l’impact de la pandémie sur ta création et ton actualité ? Quels sont les projets à venir ?

AG : La pandémie a été un moment difficile pour tout le monde. Ça a été un moment de réflexion et d’introspection. Elle nous a posé à tous la question de notre rapport au monde, du rapport à soi, à son corps, à son propre visage. A travers les masques on a perdu l’évidence du visage. La pandémie crée de nouveaux rapports au monde. Par rapport à mes projets à venir, j’ai divers projets qui sont en cours de concrétisation

Exposition de feu et de pluie, Salle carrée : « Les Pierrotines » d’Anabell Guerrero, installation dessins de Philippe Thomarel, « Respé Twa fwa » de Christian Bertin. Photo JB Barret

 

Totems, à la frontière. 2001_dimensions 2m73 x 60 cm

 

 

Série Les Pierrotines, 2014, 6 triptyques verticaux, photographie noir et blanc sur papier baryta argentique. Dimensions 2m73 x 60 cm, photo JB Barret