Cinéma – « Cold War », « Ultra rêve »

 — Par Selim Lander —

Cold War de Pawel Pawlikowski : magistral.

Au premier plan, une route et un grand arbre, le tronc nu presque jusqu’à mi-hauteur avant les branches qui forment comme une boule touffue ; derrière un champ de maïs avec un ciel gris, une pâle lumière d’hiver, même si l’absence de neige, les feuilles de l’arbre et le maïs appartiennent plutôt à la fin de l’été ; du vent dans les feuilles : cette image en noir et blanc résume à elle seule un premier aspect du film, son esthétique sobre et sombre à la fois : nous sommes en effet après-guerre, en Pologne, il fait froid, on porte des longs manteaux.

Autre image, un cœur de jeunes filles qui chantent a capella sur une musique traditionnelle ; la beauté de la mélodie, la fraîcheur des interprètes, leurs sourires mêmes ne parviennent pas à dissiper l’atmosphère pesante des pays de l’Est avant la perestroïka.

Une dernière image, une boite de jazz à Paris, une femme qui chante en polonais accompagnée au piano par son amoureux, polonais lui aussi.

Ces deux-là sont les personnages principaux du film de Pawlikowski – partiellement inspiré de l’histoire de ses propres parents – reparti avec le prix de la mise en scène lors du dernier festival de Cannes. Ils ont beau s’aimer passionnément, elle est de ces femmes dont on dit (pourrait dire ?) qu’elle est « trop », trop belle, trop douée et qui le sait si bien qu’aucun homme ne la comblera jamais, même pas l’élu de son cœur. Il aura beau faire ce qu’il peut pour se montrer à la hauteur, c’est peine perdue : il n’en fera jamais assez puisqu’une femme de cette sorte, mante religieuse, ne sera pas satisfaite tant qu’elle n’aura pas entièrement dévoré sa proie.

Pawlikowski, lui-même polonais, appartient à cette catégorie de cinéastes, les plus nombreux, qui ne sont jamais aussi bons que lorsqu’ils parlent de ce qui leur vient de leurs racines. De fait, les séquences polonaises sont éblouissantes. Cependant, si les autres apparaissent plus convenues du moins pour un spectateur né de l’autre côté du rideau de fer (du bon ? l’histoire tranchera), elles nous plaisent encore car elles véhiculent la nostalgie d’une époque désormais mythique, les caveaux de Saint-Germain-des-Prés, les taxis Simca Vedette (qui sait parmi les nouvelles générations à quoi ressemblait une Vedette ?), les appartements sous les toits hantés par des artiste bohèmes (alors qu’ils sont désormais accaparés par la gentry)…

Il serait particulièrement malséant de dévoiler les rebondissements du scénario. Comme il faut malgré tout en donner une idée, nous dirons simplement qu’il y a plusieurs aller-et-retours des deux protagonistes d’un côté à l’autre du rideau de fer, ce qui ne manque pas de les entraîner dans les ennuis que l’on peut imaginer. Quant à la fin, nous n’avons déjà que trop laissé entendre ce qu’elle sera.

La photo sublime, la musique qui transporte, l’immersion dans un monde qui n’existe plus, celui de la Guerre Froide (Cold War), une belle et triste histoire d’amour, ce n’est pas si difficile de faire un bon film ! Encore faut-il se montrer humble, rester à sa place d’artiste-artisan qui n’a pas la prétention de révolutionner le septième art. Pawlikowski est l’un d’eux.

 

Ultra Rêve : trois moyens métrages inégaux

« Le cinéma, c’est un singe aux yeux lumineux dont les doigts griffent quand ils caressent. »

Cette citation est extraite du troisième des films regroupés sous le titre Ultra Rêve, trois films de la dernière Semaine (cannoise) de la critique, trois films aussi différents que l’eau (le premier) et le feu (le second). Quant au troisième, on laissera au spectateur le soin de le classer : baroque ? pasolinien ? ringard ? navet prétentieux ?

After School Knife Fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel

Le premier des trois et de loin le meilleur. On se laisse facilement prendre à son rythme volontairement lent, à ses dialogues quasi muets, dans un univers de corons, l’hiver. Autant dire que les deux réalisateurs ne creuseront pas la veine de Bienvenue chez les Tchis ! Leur film, empreint d’une gravité de bon aloi, est surtout touché par la grâce, ce qui ne se trouve pas facilement de nos jours sous les sabots d’un cheval de cinéma (Bergman, où es-tu ?). Ils sont quatre, trois gars et une fille qui ont monté un orchestre : ils jouent et elle chante. Mais l’important n’est pas là. Il est dans les rapports si pudiques, si délicats qu’entretiennent ces quatre-là. Le bassiste est le plus vieux ; il écrit, dit-il, une thèse sur les Amoyades tandis que les trois autres sont encore en terminale. « Terminale » ! A-t-on songé combien ce terme est inapproprié. Censée marqué la fin de quelque chose, cette classe est plutôt celle des inquiétudes sur l’avenir. Aujourd’hui, alors que même les cancres invétérés ont compris que le « Ministère » tient à ce qu’ils réussissent, leur inquiétude porte moins, en effet, sur le résultat de l’examen (« examen », voici par contre un terme on ne peut plus approprié : le jury, après avoir « examiné » – dévisagé irait tout aussi bien – le candidat a conclu que puisqu’il n’était pas plus mauvais – plus moche ? – qu’un autre, il devait être déclaré bachelier comme les autres) que sur ce que l’on en fera après : dans le film, le guitariste se montre perturbé après avoir rencontré sa « COP » (conseillère d’orientation psychologue). La fille du quatuor, sans doute la plus brillante (comme c’est la règle de nos jours où les demoiselles réussissent systématiquement mieux que leurs camarades messieurs), partira poursuivre ses études à Paris, au grand dam, du batteur, qui ne lui a pas encore avoué son amour.

C’est tout ? Eh oui, c’est tout mais suffisant pour faire un film touchant, avec les lumières d’hiver, une forêt étique et une musique raccord.

Les îles de Yann Gonzalez

Plusieurs crans en-dessous mais néanmoins digne d’intérêt, le deuxième film commence plutôt bien malgré une scène porno soft particulièrement plate, mais c’est pour mieux nous surprendre avec l’apparition d’un authentique monstre qui se mêle au couple des jeunes et beaux jeunes gens (un gars, une fille) sans que ces derniers y voient quelque chose à redire. Et lorsque nous découvrons que tout cela n’est que théâtre, que tout se déroule dans une petite salle remplie de spectateurs plus ou moins perplexes, nous ne pouvons que saluer cette heureuse surprise du scénario. La suite convainc moins, avec le duo d’amour dans un bosquet hanté par des homos gays et voyeurs et par une fille qui enregistre les chuchotements et les râles des amants en rut. Il reste que la cinéaste a réussi à construire un univers personnel qui ne laisse pas indifférent, qu’il a le bon goût de laisser planer un doute sur ce qui relève ou non du rêve.

Ultra Pulpe de Bertrand Mandico

Rien de tel que ce film pour illustrer la relativité des goûts. Car Ultra Pulpe est passé par de nombreux filtres avant d’être produit, puis par celui des sélectionneurs de la Semaine de la critique, avant celui de notre ami Steve Zebina qui a décidé de le montrer aux spectateurs martiniquais (il est vrai que les deux précédents n’allaient pas sans lui). Personnellement, même si je me suis passablement ennuyé pendant la projection de ce troisième film, je comprends une telle programmation à condition d’y voir une intention pédagogique. Il n’est pas anodin, en effet, de constater qu’un tel film qui a dû coûter pas mal d’argent (vu les décors, les effets spéciaux et le nombre de jolies filles dénudées) ait pu réunir son budget et être mené à son terme. Les organismes financeurs (CNC, région Bretagne, etc.) ont jugé d’après le scénario qu’Ultra Pulpe méritait qu’on mît de l’argent dedans. Dont acte.

On imagine néanmoins avec un certain sourire qu’elle dût être la réaction du président de la Région Bretagne et ses adjoints lorsqu’on leur a présenté le film en avant-première, si tant est qu’une telle séance ait eu lieu. Stupeur, dans le meilleur des cas, ou plaisir de se rincer l’œil aux frais du contribuable si ces personnages sont les dignes descendants des hommes politiques de la IIIe République aux mœurs grivoises bien connues…

On ne racontera pas ce film d’où émergent néanmoins deux séquences, la première, de loin la plus érotique bien que (ou parce que) aucune des deux partenaires de cette scène n’y soit dénudée (contrairement à bien d’autres séquences) et celle où l’une des charmantes jeunes femmes qui sont censées faire – donc – tout le charme du film se retrouve perdue sur Mars (oui, sur la planète Mars). Le film brasse de nombreux thèmes, des interrogations sur le cinéma (d’où la formule citée en exergue), le désir, la vieillesse et le naufrage qui la précède, etc. Toutes questions qui, à l’évidence, méritent d’être prises en considération. Mais ce serait trop facile s’il suffisait de poser quelques bonnes questions pour faire un bon film.

12/11/2018