Changer de statut ou changer de cap?

Les illusions perdues de l’autonomie face à la réalité implacable du desengagement de l’État !

— Par Jean-Marie Nol —
Alors que la Guadeloupe s’apprête à accueillir, le 17 juin 2025, un nouveau Congrès des élus, une question traverse les esprits, plus lancinante que jamais : où va l’archipel dans un monde en pleine recomposition ? En apparence, le débat portera sur l’autonomie et sur les évolutions statutaires attendues ou redoutées. Mais en profondeur, c’est bien une autre réalité, autrement plus lourde, qui impose son tempo : la mutation inexorable de la société sous l’effet combiné de la crise économique hexagonale et de la révolution technologique mondiale. Et dans cette collision entre aspirations locales et contraintes globales, le rêve d’une autonomie salvatrice se heurte de plus en plus à la dureté des faits. En effet, un statut d’autonomie sans base productive et sans argent c’est à dire en l’absence de marge financière , cela ne peut pas fonctionner normalement , et encore moins répondre aux aspirations concrètes des guadeloupéens .

Depuis le Congrès du 12 juin 2024, les élus guadeloupéens ont exprimé leur volonté d’engager une refondation institutionnelle. Mais cette démarche, si elle peut sembler légitime dans un contexte de lassitude face aux lenteurs de l’État central et d’essoufflement du modèle départemental, intervient dans un moment d’une extrême fragilité pour la France. Les signaux d’alarme sont nombreux, et ce sont désormais des autorités publiques elles-mêmes qui en dressent le constat sans détour. Pierre Moscovici, président de la Cour des comptes, évoque un pays qui aurait « perdu le contrôle de ses finances publiques ». Un déficit abyssal de 5,8 % du PIB, une dette dépassant les 3 300 milliards d’euros, des remboursements annuels devenus supérieurs au budget de l’éducation : jamais la fragilité budgétaire de l’État français n’avait été aussi criante. Par ailleurs, le Premier ministre François Bayrou a annoncé, ce mardi 27 mai 2025 , qu’il allait demander « un effort à tous les Français ». Il compte présenter un plan de redressement des finances publiques en juillet. Il a également dit souhaiter que les partenaires sociaux discutent d’un éventuel retour de la TVA sociale.Mais il n’a pas détaillé les mesures envisagées se contentant de dresser un constat accablant de la situation : « Depuis des décennies, on a laissé, tous courants politiques confondus, s’accumuler les déficits, on a laissé s’accumuler une montagne de dettes. Le pays est en situation de surendettement et, plus grave à mes yeux encore, si on peut dire, la France est un pays qui ne produit pas autant que ses voisins », a souligné François Bayrou. La traduction budgétaire et politique devrait se décliner par une
réduction prévisible des dépenses publiques , une hausse potentielle des prélèvements (fiscalité, cotisations) et une
exigence d’efforts généralisés : ménages, collectivités, administrations
De plus les implications pour la Guadeloupe seraient les suivantes :
– Risque de baisse des ressources publiques
– Moindres dotations de l’État (région, département, communes)
– Moins d’aides à l’investissement ou à la relance
– Possible remise en cause de certains dispositifs spécifiques Outre-mer.
Dans ce contexte, toute évolution statutaire s’accompagnant d’un affaiblissement du lien législatif avec la République française risque fort de précipiter les territoires ultramarins dans une zone de turbulences aux conséquences imprévisibles.

La Guadeloupe, comme la Martinique, bénéficie encore de transferts publics massifs, qui soutiennent non seulement les services publics mais aussi les filets sociaux, les pensions de retraite, l’accès à la santé, l’aide au logement ou à la parentalité. Cette solidarité nationale est aujourd’hui rendue possible par le cadre constitutionnel commun aux départements. La remettre en cause, sans que les territoires concernés disposent d’une économie productive solide, d’un tissu industriel, d’une base fiscale robuste, reviendrait à fragiliser ce qui reste le socle d’un équilibre social déjà précaire. Le risque serait de voir l’autonomie se transformer en déclassement, et la conquête de liberté locale en naufrage budgétaire. Dans une France contrainte à l’austérité par les marchés internationaux, l’autonomie, sans vision économique solide, pourrait bien ne pas être un choix, mais une assignation à résidence économique.

Et pourtant, malgré ces réalités connues, le débat local semble souvent déconnecté de l’analyse approfondie des tendances nationales et mondiales. La France s’engage dans une cure d’amaigrissement budgétaire imposée par ses créanciers ; les dépenses publiques, à 57 % du PIB, ne peuvent plus progresser indéfiniment. Dans ce paysage, les régions périphériques, éloignées des centres de décision et à la dépendance structurelle prononcée, apparaissent comme des variables d’ajustement potentielles. Croire qu’elles pourront obtenir plus d’autonomie sans perdre les bénéfices d’une solidarité budgétaire nationale devient un pari risqué, presque irresponsable. D’ailleurs, si tous les gouvernements successifs, de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy à aujourd’hui, se disent favorables à l’autonomie, c’est aussi parce qu’ils y voient un moyen de transférer la charge des responsabilités… sans nécessairement transférer les moyens financiers.

Mais l’autonomie n’est pas seulement prise en étau entre les contraintes de la dette publique et les limites du modèle social. Elle est aussi rattrapée par une mutation technologique aux effets vertigineux. Car pendant que les élus se penchent sur les textes et les compétences institutionnelles, le monde, lui, change de cap. L’intelligence artificielle, portée par des progrès exponentiels, redéfinit les contours du travail et de l’économie à une vitesse inédite. Dans des économies tertiarisées comme celles de la Guadeloupe ou de la Martinique, où le secteur public et les services administratifs dominent, les effets peuvent être particulièrement dévastateurs.

Le rapport de l’Organisation internationale du travail est sans appel : les emplois féminins, très présents dans les fonctions de secrétariat, de gestion, de traitement administratif, sont les premiers visés par l’automatisation. Or, dans les Antilles françaises, ces métiers sont le pilier silencieux de milliers de femmes et de familles monoparentales, dont la survie économique dépend d’un emploi stable dans la fonction publique ou les services de gestion. Ce sont aussi des postes d’entrée sur le marché du travail pour une jeunesse en quête de repères. Leur disparition progressive, sous la pression des algorithmes capables de rédiger, trier, classer, planifier ou répondre, menace d’enclencher une spirale d’exclusion sociale, notamment pour les femmes et les jeunes les plus fragiles.

Derrière chaque poste menacé, c’est une cellule familiale qui vacille, une trajectoire de vie interrompue, une génération entière qui voit s’éloigner les promesses de l’ascenseur social. L’exemple de l’entreprise Dukaan, en Inde, qui a remplacé 90 % de son service client par une IA, montre à quel point le remplacement peut être brutal, sans transition. Et contrairement à une idée reçue, la périphérie insulaire ne protège pas de la vague technologique : elle peut même l’exacerber, faute de moyens pour s’adapter. Si rien n’est fait pour anticiper cette révolution, les territoires ultramarins pourraient devenir les laboratoires d’une précarisation accélérée.

C’est pourquoi toute réflexion sur l’avenir institutionnel doit intégrer cette réalité technologique. Ce ne sont pas seulement la fiscalité et les lois qu’il faut changer, mais les conditions matérielles d’existence. Former, reconvertir, revaloriser les filières techniques, ouvrir des perspectives d’emploi local dans la production locale, le numérique et l’entrepreneuriat dans le tourisme de santé et de bien être , favoriser l’accès des femmes et des jeunes aux outils du XXIe siècle : voilà les véritables priorités si l’on veut que la transition numérique ne devienne pas un couperet social.

La Guadeloupe et la Martinique ne peuvent pas se permettre de courir après des mirages institutionnels tout en tournant le dos aux défis réels qui frappent déjà à leur porte. Le rêve d’autonomie ne doit pas devenir le masque d’un désengagement de l’État, ni la couverture d’une mutation brutale imposée par le marché mondial. Il ne saurait être question d’évolution institutionnelle sans autonomie économique ni résilience sociale.

À l’heure des choix, il faudra plus que des discours : il faudra du courage, de la lucidité, et surtout, une vision prospective qui ne sacrifie pas l’avenir de la nouvelle génération au nom d’illusions perdues.

« Sa ki an bèk ou pa ta’w, sa ki an fal ou sé ta’w. « 

– traduction littérale : Ce qui est dans ton bec n’est pas à toi, ce qui est dans ton ventre est à toi.
– moralité : Il faut savoir attendre de tirer les marrons du feu avant de crier victoire.

 

 

Jean-Marie Nol économiste