Changement, révolution ou trompe-l’œil ?

— Par Jean Marie Nol, Économiste financier

changementsLes règles du jeu de la société Martiniquaise ont changé et ont conduit à la situation suivante : des politiques désarmés et divisés, des syndicats de plus en plus virulents et déterminés, des citoyens adultes déboussolés et des jeunes en manque «d’estime de soi» .

En fait, nous sommes en train de vivre une période de crise voire de césure au sein de la société Antillaise ou de nombreux codes ont changé. : «Une évolution notable est venue déstabiliser les institutions et les familles Antillaises: nous sommes passés d’une société de règles, où les adultes passaient des ordres aux jeunes ,et où les hommes tenaient en coupe réglée les femmes , ( “Tu ne sortiras pas maquillée comme ça”), à une société de normes plus ou moins explicites. De plus la femme Antillaise a changé de comportement et assume désormais sa liberté par rapport à l’homme . Chacun a donc perdu ses repères. Les femmes et les ados ont gagné en liberté, mais ressentent en même temps des angoisses nouvelles car ils ignorent contre qui ou quoi se heurter… La génération des adolescents de Martinique et Guadeloupe d’aujourd’hui est souvent présentée comme inconsciente, désenchantée, paresseuse et dépendante des objets plus que des liens. Quant aux parents, ils ne savent pas gérer leur rôle dans cette période de mutation , d’où l’explosion de plus en plus importante des couples avec entre autre comme conséquence le mal être des jeunes ! Autre obstacle sur le chemin de l’épanouissement des couples et des jeunes aux Antilles: le manque de confiance en l’autre. Aujourd’hui , toute la société semble trouver normal de vivre des périodes de célibat et nous sommes peut-être entrés dans une ère où le célibat, sous diverses formes, va devenir la norme et le mariage l’exception. Les liens familiaux traditionnellement forts au sein de la société antillaise sont considérablement altérées et posent de nouveaux défis à la société…

Certes, c’est incontestable, la communication entre les couples et entre parents – enfants aux Antilles est traversée de conflits, de recadrages, comme toute relation vivante , et cela influe sur le fonctionnement de la société , d’où le sentiment d’une crise actuelle des institutions que l’on connaît en Martinique avec le bras de fer entre l’exécutif de la CTM et son opposition ainsi qu’avec les organisations syndicales. S’agit -t-il d’une crise structurelle du politique ou plus vraisemblablement l’amorce d’une obsolescence programmée de la CTM ?

Optimistes à titre personnel mais pessimistes concernant l’avenir institutionnel ou statutaire de leur pays respectifs : quel sens donner à ces appréciations contradictoires des Guadeloupéens et Martiniquais appartenant à la classe moyenne et dans une moindre mesure aux couches populaires ? Si on considère le fait que jusqu’à nouvel ordre la Guadeloupe et la Martinique sont des départements Français, comment comprendre que les citoyens manifestent pour leur avenir personnel un niveau d’optimisme nettement plus élevé que pour la France. Il s’agit ici d’une constante : le regard porté sur sa situation personnelle est toujours meilleur que celui porté sur la société. Soixante pour cent des Antillais jugent qu’ils vont bien ou vivent confortablement, mais un tiers jugent leur situation financière dégradée par rapport à ce qu’elle était il y a vingt ans. Supprimer un échelon territorial, le département en l’occurrence, pour rendre plus efficient le fonctionnement du pays Martinique sera-t-il aussi efficace que l’espèrent les responsables politiques ? Peut-être, mais certainement pas en six ans. Puisque toute la question consiste à savoir, désormais, comment réorganiser les services publics entre les nouveaux niveaux de collectivité (région et département fusionnées et intercos renforcées), mais aussi entre les espaces territoriaux existants. Un scénario catastrophe se profile pour la CTM : l’impossibilité à court et moyen terme d’atteindre avec la grève actuelle des syndicats de personnel, l’objectif des économies d’échelle et de charges de personnels que la fusion du département et de la région devait initialement permettre, avec pour conséquence actuelle un imbroglio à venir sur une réorganisation des services administratifs, et de leurs encadrements.

Les politiques sont avec la grève aujourd’hui muets sur la situation de « doublon »,à la CTM et l’on peut juste espérer que cette situation n’entraînera pas une paralysie, même temporaire, de l’activité administrative, ou trop de mécontentements personnels. Le changement n’est en réalité ni d’ordre social, et encore moins organisationnel , mais purement politicien avec au surplus un fort risque de crise politique en Martinique .

Pour certains sociologues, ceci s’explique en fait par une raison assez simple. » L’optimisme exprimé à l’époque sur les vertus d’un changement institutionnel ne s’appuyait pas directement sur le vécu des personnes au quotidien : leur situation professionnelle, leur vie familiale, leurs projets personnels, etc. Ainsi chez les actifs, si la progression du chômage marque les esprits et suscite des craintes, beaucoup de personnes occupant aujourd’hui un emploi aux Antilles s’estiment d’abord protégées par l’État providence et également en raison de la bonne santé de leur entreprise, de leur statut, de leur position hiérarchique, etc. Mais est-t-il à cet égard rassurant qu’une majorité de Martiniquais se disent optimismes pour leur avenir,( voir à ce sujet l’enquête de l’INSEE : Le moral des ménages Martiniquais ) même si ce niveau a beaucoup baissé ces derniers mois. La crise politique entre l’exécutif de la CTM et son opposition se prolongeant voire s’accentuant avec des problèmes d’ordre budgétaires, le ressenti de la situation politique et économique à l’échelle individuelle des Martiniquais s’est probablement renforcé depuis le début de l’année mais reste toujours un phénomène marginal dans leur propre vécu de citoyens gavés par la rente et les avantages matériels de la départementalisation et son corollaire le modèle social de l’État providence.

La France hexagonale ne va déjà plus très bien, et cela s’accélère depuis la fin des Trente glorieuses. Et donc l’Outremer suit la même logique. Polynésie, Réunion, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Mayotte,Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna et autres, les symptômes sont les mêmes quelque soit le régime statutaire : chômage endémique, une économie archaïque basée sur la demande et subventionnée par l’UE, un tourisme peu séduisant à cause des prix artificiels qui repoussent les touristes qui peuvent trouver moins chers dans d’autres pays de la zone inter-tropicale, et enfin un secteur industriel qui n’a jamais décollé ou qui est en crise comme en Nouvelle Calédonie avec le nickel . Pour l’instant, ces territoires sont totalement dépendants et ne pourront pas dans l’état actuel des choses rentrer dans un cercle vertueux, le mur est proche. Bien évidement ce ne sont pas les médias qui vont nous l’expliquer ouvertement, mais l’économie de toutes les régions des Dom-Tom va inévitablement vaciller à un moment ou à un autre, et nous sommes tous concernés car nous serons tous les victimes de cet effondrement .

Répétons-le, tout cela est intenable économiquement, mais aussi politiquement , et c’est pourquoi la montée d’une « terrifiante solidarité négative » nous menace…

Contrairement à l’optimiste qui pense que « tout finira bien », le pessimiste pense que le réel est à « travailler » car dans ce bas monde, rien n’est immuable et rien n’est jamais établi de façon durable dans cette société en mutation du fait de la mondialisation, des NTIC, du numérique, et des crises économiques et géostratégiques mondiales à répétition….

La France, que l’on dit atteinte de sinistrose, a vu apparaître au cours des derniers mois un courant informel : les optimistes, qui réfutent l’idée que nous serions en crise structurelle et durablement en phase de déclin .

Pauvreté en hausse, misère des exclus de la société, chômage de masse des jeunes, violence, désespoir, désagrégation sociale, avenir non pensé par les intellectuels, que nenni pour ces gens alors que tous les indices montrent que la cohésion sociale de la société Antillaise est en train non pas de s’écrouler mais de vaciller dangereusement et que cela aura forcément un impact sur notre mode de vie avec une montée exponentielle de la violence et de l’insécurité . Mais eux n’en démordent pas : ils ont confiance en l’avenir, malgré tout. Sont-ils inconscients ou une large minorité d’entre – eux trop illettrés pour appréhender de façon lucide la situation dégradée à sa juste valeur ? Ils se définissent plutôt comme optimistes. Raisonnablement, disent-ils, au contraire de certains jugé trop pessimistes et négatifs dans leurs analyses de la société Antillaise . Et les turbulences que traversent l’économie française ne les inquiètent pas outre mesure. Mais les optimistes sont-ils bien sérieux ? Arguments et chiffres fallacieux à l’appui, ils entendent démontrer que leur confiance n’est pas sans fondement car pour eux la crise à venir peut se révéler une aubaine. Pour certains, qui voient la crise comme une leçon de destruction créatrice, c’est l’occasion de revenir à un mode de vie plus raisonnable. Nous le répétons à nouveau, pauvreté en hausse, misère des exclus de la société, chômage de masse des jeunes, violence, désespoir, désagrégation sociale, avenir non pensé, que nenni pour ces guadeloupéens et martiniquais optimistes plus que jamais tourné vers la quête individualiste du bonheur personnel par excellence au détriment du collectif ! Car en dépit de la dure réalité des mauvais chiffres de l’économie et des indicateurs sociaux dans le rouge, eux n’en ont cure : La crise, quelle crise ? Les Français s’inquiètent donc davantage de leur avenir économique que les Antillais. De quoi déconcerter nos politiques et intellectuels qui du coup préfèrent gloser sur le changement institutionnel ou statutaire et s’appesantir sur le passé esclavagiste et colonial que parler d’avenir et de changement indispensable de modèle économique et social. Mais ce que tous ces gens oublient, c’est qu’elle soit ou non surmontée, la crise exige pour les pessimistes réalistes de préparer au mieux l’avenir. Certes, tout comme le président Hollande « l’optimiste fait, certes, le constat que le monde, tel qu’il est aujourd’hui, ne va pas bien », mais il anticipe encore tout comme le président Hollande la mise au jour, dans un avenir plus ou moins proche, de possibilités nouvelles qui pourront permettre de le guérir, ça va mieux a -il-dit tantôt dans une émission de télévision ! Une forme de méthode Coué, en somme. « Bien sûr, la position réaliste est intellectuellement justifiée, mais elle crée du désespoir dans la société », selon un professeur de psychologie sociale , d’où le déni de réalité actuel. Or, nous savons tous que la société Antillaise est imprégnée d’une culture française de la contestation qui fait une large place à l’esprit râleur : réagir de façon émotionnelle et manifester son mécontentement dans la rue ou par des grèves dures, contre l’injustice, fait presque partie des devoirs civiques et moraux .

Mais cette posture du désespoir et de la tentation de la terre brûlée aurait -t-elle été possible si elle n’avait pas été précédée par un autre effondrement, passé inaperçu, celui de l’effondrement intellectuel et moral de la société française, avec ses répercussions en Martinique et maintenant dans une moindre mesure en Guadeloupe .

« L’effacement du communisme en France et la résurgence du nationalisme signait la fin d’une période d’utopie et d’espoir. La société capitaliste et colonialiste avec ses inégalités sociales et ses crises sociales à répétition, n’était guère enthousiasmante. Mais voilà : des deux combattants, il n’en restait qu’un seul, et ce n’était pas celui sur lequel on aurait misé. Le capitalisme s’était révélé plus efficace que le communisme et le néo – colonialisme plus lucratif et plus fin dans le processus d’exploitation des peuples que le colonialisme. Donc les principes économiques du capitalisme et de l’impérialisme étaient meilleurs.

Dès lors, il était dérisoire de rêver à une quelconque nouvelle utopie. L’expérience avait tranché. Il y avait le temps d’avant, celui des chimères, et le temps qui s’ouvrait, celui du réalisme. L’Histoire était finie. Cela a eu une première conséquence pour nos intellectuels. Puisqu’il était devenu futile de combattre le système capitaliste et néo colonialiste, il fallait chercher à l’améliorer en intervenant sur les marges, d’où l’âpreté du débat institutionnel ou statutaire. De là l’éclatement des contestations identitaires et politiques en une multitude d’actions disjointes.

Une seconde conséquence a été plus discrète et plus pernicieuse. Pourquoi s’intéresser aux rouages du capitalisme, alors qu’il n’y avait plus d’enjeu et qu’il n’y avait plus qu’à s’accommoder de ce système ? L’intérêt des intellectuels pour le fonctionnement de l’économie s’est dissout en France et s’est révélé mort-né en Guadeloupe et Martinique .

Le plus grave n’est pas que les délires ultralibéraux n’aient pas été contestés. Il est que les intellectuels ont renoncé à comprendre le fonctionnement de la société. Plus d’interrogations, plus de curiosité. Et c’est cette idéologie du “c’est comme ça, il n’y a pas à se poser de questions” qui a été transmise au reste de la société. » Pourquoi ce mal-être actuel à la CTM ? Qui diffuse ou qui est responsable de ce sentiment d’inconscience et ce manque de lucidité diffus au sein de la société Antillaise plus apte à jouir du présent que préparer l’avenir ? Comment surmonter cette crainte de regarder les difficultés à venir en face avant que les périls, la peur, la frilosité, la violence, et le repli ne s’installent dans notre société ou tout le monde risque d’y perdre à ce jeu mortifère de  » cho kaché  » ?

Pour nous, c’est incontestablement « l’intelligentsia guadeloupéenne » et dans une moindre mesure martiniquaise qui porte la plus grande part de responsabilité dans ce déni de réalité et qui a renoncé à comprendre le fonctionnement de l’économie et de la société et préférer se focaliser sur le débat statutaire (CTM en Martinique ), le culturel et l’histoire (cf le Mémorial Act en Guadeloupe), alors même que toutes ces interrogations flétrissent à travers l’actualité des médias mais de manière forcément stérile, car non suffisamment analysées en amont en lien avec l’économique . Comment dans le futur proche endiguer l’inquiétante stérilité des intellectuels et politiques Antillais ?

Parlons de changement ,de réformes structurelles du modèle économique et social actuel et surtout de mutation profonde qui se prépare à l’avenir avec le numérique et non d’un passé révolu, car le danger de cécité nous guette dans la mesure ou en temps de crise, nous avons tendance à regarder encore plus dans le rétroviseur; alors qu’en période de changement, nous sommes contraint de regarder à travers le pare-brise, droit devant ! L’optimiste aime les périodes de forts bouleversements, car il vit avec passion et voit l’opportunité dans chaque difficulté. Mais côté économie, les pensées négatives ne sont pas forcément nocives, bien au contraire. Récemment, des études ont démontré que l’optimisme était un facteur de vulnérabilité certain dans la conduite des affaires pour les politiques et entrepreneurs. A force de s’essayer à penser positif en toutes circonstances, on en vient à être déstabilisé par le plus petit « grain de réel » comme les professions réglementées qui tels les pharmaciens en ont récemment fait l’expérience ou encore bientôt les fonctionnaires avec le retour du débat sur la suppression des 40% et les entreprises et agriculteurs par la suppression annoncée des quotas et des subventions, voire encore plus avec les collectivités locales du fait de la réduction des dotations de l’État et la réforme annoncée en 2020 de l’octroi de mer . Alors qu’il est paradoxalement bienfaisant d’envisager les obstacles et les menaces qui pèsent sur le pays, afin de le « travailler » au jour le jour. » Le pessimisme permet donc d’anticiper les chocs. Le pessimisme s’apparente à une protection psychique . S’attendre au pire, réserver une petite case bleue dans son champ de conscience, permet d’amortir la violence du choc du réel. Savoir que la vie nous réserve des vicissitudes, ça ne signifie pas qu’il faut être pessimiste en permanence et tout voir en négatif. Ce serait contre productif. Mais plutôt qu’il faut rester vigilant, tout en gardant comme moteur principal l’optimisme qui nous fait avancer mais dans un cadre bien défini ou l’action réformatrice doit être le moteur du changement. Dans les pays anglo-saxons et du nord de l’Europe, le pragmatisme, le consensus et l’action l’emportent sur la critique, sur les idées, sur la pensée idéologique, les principes. Au fond, aux Antilles c’est tout le contraire alors … Quid du regard porté sur l’avenir en trompe-l’œil de la CTM qui renvoie pour nous à des éléments plus objectifs que subjectifs (indicateurs économiques, faits de grève corporatiste qui interdisent toute amélioration budgétaire au niveau du fonctionnement, etc.) .C’est le manque de sens, de vision d’avenir, de clarté stratégique qui en constitue un facteur-clé, et dans ce cas pour nous, il paraît encore plus essentiel, dans ce monde incertain, de sensibiliser les citoyens conscients et leurs dirigeants à leur métier d’entraîneurs de la société civile et de développer leur intelligence relationnelle, situationnelle, émotionnelle. Là réside le challenge, un sursaut intellectuel des citoyens guadeloupéens et martiniquais, intellectuels ou diplômés de l’enseignement supérieur, une intelligence critique au service du changement et au développement d’une pensée créatrice et féconde qui, loin d’être innée ou acquise une fois pour toutes, peut être stimulée et développée et œuvrer – soyons optimistes – à l’indispensable construction d’une digue contre la crise de grande ampleur à venir au sein de la société Antillaise …. !

Jean Marie Nol, Économiste financier