« Cendrillon », héroïne des temps modernes

— par Janine Bailly —

« Qu’est-ce que raconter une histoire ? » Si l’on en croit ce que dit Joël Pommerat, travailler sur les mythes est pour lui une façon de poursuivre cet apprentissage. Lui qui déjà a porté sur trois de nos contes traditionnels, Le petit Chaperon Rouge, Pinocchio et Cendrillon, son regard neuf et décapant, dit aussi vouloir contrairement à un certain courant du théâtre actuel « revenir au récit, quitte à le re-questionner de façon différente ». Le conte en effet, parce qu’il est de tous les temps, de tous les pays et de tous les âges, qu’il touche à ce qu’il y a en nous de plus secret, s’est toujours prêté à de multiples ré-écritures, à d’autres interprétations. Il répond à notre besoin d’écouter des histoires, d’inventer des histoires, et pourquoi pas, de « se raconter des histoires », comme le fait Cendrillon elle-même pour avoir mal compris les derniers mots prononcés par sa mère sur son lit de mort.

Dans le Cendrillon que Pommerat nous donne à entendre, ce mot « histoire » revient en leitmotiv, il ouvre et ferme le récit pris en charge par la conteuse, narratrice et personnage à la fois, incarnation de la mère absente auprès de « la très jeune fille » : « Je ne me rappelle plus si cette histoire est la mienne ou bien l’histoire de quelqu’un d’autre. Mais ça n’a pas d’importance ». Car l’histoire appartient à tous, qui s’adresse à l’enfant mais encore à celui qui en nous sommeille. À l’adulte qui se retrouve, par la magie du conte, confronté à ses peurs originelles, aux questions qu’il avait appris à ne plus se poser. Et le conte, s’il se dit par les mots se dessine par le corps, la narratrice s’inventant un langage gestuel, chorégraphique et qui va au-delà de celui habituel des signes.

Par bien des égards, le choix de la troupe, au nom évocateur — Cie Le temps est incertain mais on joue quand même — est celui du théâtre dit « de tréteaux » : le décor est minimaliste, transportable facilement, adapté aux représentations qui peuvent se donner en extérieur ; une estrade pour espace de jeu, surmontée d’une sorte de portique pour figurer l’entrée du château, des rideaux noirs qui s’ouvriront, une guirlande de lampes rouges dessinant l’arceau. Une autre lampe, blanche sous son abat-jour, tenue à bout de bras par la conteuse suffira à nous dire que nous sommes non plus dans la maison mais dans la cave sans fenêtres, donnée pour chambre à Cendrillon.

Avec une grande habileté, une partie des acteurs passe d’un rôle à l’autre, d’un costume à l’autre, sans considération de sexe puisque les deux sœurs sont figurées par des hommes, l’un porteur d’une belle calvitie, tous deux en chaussettes et jupes écossaises. Le ton est ainsi donné, le spectacle sera d’abord burlesque, les personnages souvent caricaturaux, et au-delà du rire libérateur le spectateur accédera à la richesse du propos. Un propos complexe : par la bouche de la marâtre et de ses punaises de filles, il est parlé de la violence qui peut régir les relations entre les êtres humains, ici au sein de la famille recomposée ; par l’intermédiaire de Cendrillon et du jeune prince, tous deux orphelins en manque criant de mère, est abordée la douloureuse question de la mort et de comment la vivre, comment l’accepter quand on n’est pas encore en âge de la comprendre : si Cendrillon, avec un certain masochisme, refuse le qualificatif de « gentille » et réclame d’être maltraitée, accomplissant les tâches les plus ingrates dans la maison de verre, subissant sans broncher humiliations autant qu’injustices, comprenant même la défection de son père à ses côtés, c’est qu’elle se persuade d’être coupable. Coupable de ne pas toujours faire vivre sa mère dans son souvenir, victime quelque part de cette idée commune que si l’on pense aux défunts on les empêche de « mourir pour de vrai ». Mais qu’est-ce donc que « faire son deuil » ? Et d’ailleurs faut-il le faire ? La beauté du texte de Pommerat réside en cela que Cendrillon accepte son histoire intime au moment où elle vient en aide au prince, lui révélant qu’on lui ment : non, elle n’est pas en voyage depuis dix ans « bloquée par la grève des transports » sa mère, elle est bel et bien morte ainsi que la sienne, et cela sans retour possible ! Si déjà la Fée lui avait révélé la vérité, c’est en venant au secours de l’autre que Cendrillon trouvera sa propre guérison. Face au jeune prince elle dira enfin les mots pour donner corps à ce qui est : « Ma mère est morte ». De son poignet elle retirera la montre, qui de sa sonnerie rythmait le temps du souvenir, et la confiera à son nouvel ami.

Mais me dira une jeune spectatrice au sortir de la salle on nous parle encore là d’autres addictions  : celle des adolescents à leur téléphone portable, du père aux cigarettes qu’en cachette de sa nouvelle femme il fume, de cette dernière à vouloir paraître la plus jeune et prétendre garder sa jeunesse fût-ce par le biais de la chirurgie esthétique… D’autres peurs aussi : peur de la solitude pour le père de Cendrillon par exemple, qui le mène à lâchement prendre le parti de la marâtre ; peur du ridicule, dans lequel justement tombent mère et filles en se vêtant de façon anachronique pour se rendre aux bals de la cour… Car bals il y a bien, ainsi que dans la version originale du conte, même si Pommerat joue à en détourner de façon humoristique les éléments ; s’il est question d’une chaussure, c’est celle — une basket en l’occurence — qu’en souvenir de leur première rencontre le prince offre à Cendrillon. Une Cendrillon qui dans la robe rose de sa mère défunte a pu se rendre au château grâce à la Fée, drôle de fée déjantée décalée qui fume, vole une voiture et rate ses tours  au prétexte qu’elle refuse d’utiliser ses pouvoirs magiques. Pas de happy end non plus, pas de « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » ! Juste une complicité qui ira perdurant au long des années.

C’est bien dans ce registre comique que les comédiennes et comédiens se révèlent, dans la mise en scène de Camille de La Guillonnière, le plus aptes à entraîner l’adhésion du public, au détriment peut-être d’une certaine gravité, d’une certaine poésie possibles. Ils font naître le rire, sans pour autant exclure les moments d’émotion. Encore que, par une sorte de pudeur, un jeu de mots, un jeu de scène viennent assez vite désamorcer l’attendrissement naissant.

Un dernier tour de piste, le temps de défaire l’erreur, le mère de Cendrillon redisant les mots d’espoir sur lesquels elle quitta l’enfant, la narratrice tirant de cette histoire la sage conclusion.

Fort-de-France, le 14 décembre 2019