« Carte noire nommé désir », texte & m.e.s. de Rébecca Chaillon, au gymnase du lycée Aubanel

— Par Michèle Bigot —

Ce n’est pas le tramway, mais le café que l’on nomme désir, slogan publicitaire oblige. Le titre annonce la couleur, littéralement. A la fois ironique, satirique et corrosif. L’ensemble du spectacle est à l’avenant, mordant, caustique, agressif, dérangeant. Le festival n’est pas dans sa zone de confort!

Dès l’entrée, vous êtes prévenus. Les femmes « noires et métisses afro-descendantes, trans ou non binaires ayant un vécu de femme » sont invitées à s’asseoir à l’arrière du plateau, sur des sofas moelleux, où elles seront servies en rafraîchissements. Le reste c’est le tout-venant du public, bonne bête à bétaillère, qui va se faire houspiller, provoquer, agresser. L’homme cis-genre noir égale l’homme blanc, même combat! Dans les gradins, bien serrés, pas de cadeau! Même faute, même punition.

Première scène, ou plutôt premier tableau de cette performance: une femme noire alourdie d’un corps énorme lave le sol (blanc, le sol), elle récure, elle frotte, elle s’échine, elle s’épuise et peu à peu se défait de ses vêtements (blancs) qu’elle transforme en serpillières . Elle souffre, et nous avec, mais ce n’est que le début. Cependant, ça dure, ça dure, qui sera le premier épuisé, de l’actrice ou du spectateur? La femme noire nous force à voir ce que nous autres blancs et autres hétérosexuels normatifs de gauche refusons de voir, quelqu’une qui use son corps à notre service. Après viendront les nounous, les cuisinières, les femmes de service, tous les rôles où sont cantonnées les femmes de couleur.

Deuxième tableau: d’autres femmes noires interviennent progressivement pour nouer des tresses d’une longueur infinie sur les cheveux de la première, et ça dure, ça dure, ça dure.

Et ainsi de suite, longue suite de tableaux, souvent très beaux, où dominent noir et blanc, marron et blanc, où s’entremêlent actrices, chanteuses, danseuses, équilibristes. Dans cette suite de tableaux vient se glisser furtivement ou brutalement le récit de vie, le témoignage. Et les questions, les apostrophes, les admonestations, les interpellations. Et parfois le rêve, la poésie, l’espoir, le chant lyrique. Toujours est malmené le sacro-saint bon goût, héritage du colonialisme. Par défi, par provocation se succèdent les scènes scabreuses, scatologiques. Le dialogue vire au délire qui prend à contre-pied tous les clichés de genre et de race: les slogans, le rire Banania, la couleur-café, tous les poncifs. S’énonce une série de petites annonces égrainant à l’envi les demandes de tous ces hommes blancs désireux de trouver refuge dans le sein d’une doudou noire, les fantasmes d’hypersexuation se mêlant au besoin de protection. Instrumentalisation générale de la femme noire au service de tous les besoins des blancs! C’est à la fois drôle, tellement vrai et pathétique. A coup sûr, ça installe le malaise dans la salle, surtout dans le public masculin, le plus malmené. Fatou la nounou, la panthère et la procréatrice vous en met plein les mirettes, et elle vous fait savoir que vous ne l’avez pas volé. Au passage, la gauche en prend pour son grade, du fait de son silence assourdissant face aux brutalités racistes!

On ne saurait lui donner tort. On a envie d’applaudir des deux mains, on approuve sa rage, on passe du rire approbateur à la suffocation, et finalement on trouve des longueurs, des lourdeurs. On a beau se dire que « c’est étudié pour », ça finit par agacer, on commence à se lasser de prendre des coups. Est-il vraiment la peine de reproduire tous les clichés pour les dénoncer? A quoi sert de renvoyer tout public à une culpabilité collective: toutes et tous dans le même sac , tou(te)s tous des colons! La ségrégation à l’envers, sur le plateau et dans les gradins, c’est énorme, on sent comme un malaise.

A côté de ça, les provocations d’Angelica Liddell, les tableaux scéniques de Phia Ménard font figure d’images pour enfants de chœur.

Michèle Bigot

Festival d’Avignon 2023

Distribution

Avec Estelle Borel, Rébecca Chaillon, Aurore Déon, Maëva Husband (en alternance avec Olivia Mabounga), Ophélie Mac, Makeda Monnet, Davide-Christelle Sanvee, Fatou Siby
Texte et mise en scène Rébecca Chaillon
Dramaturgie Céline Champinot
Collaboration artistique Aurore Déon, Suzanne Péchenart 
Scénographie Camille Riquier, Shehrazad Dermé
Régie son Issa Gouchène, Élisa Monteil 
Régie lumière Myriam Adjalle
Assistanat à la mise en scène Jojo Armaing, Olivia Mabounga
Régie générale et plateau Suzanne Péchenart
Production et développement L’Œil Écoute
Traduction en anglais pour le surtitrage Kate Brown