Brecht prend un coup de jeune

—Patrice Trapier —
la_bonne_ame_de_setchouanAvec l’adaptation de « La bonne âme de Se-Tchouan » de Bertolt Brecht par Jean Bellorini, on a tout pour être heureux.
Une troupe de comédiens qui jouent, chantent et se dépensent sans compter; trois excellents musiciens qui, à la manière de Kurt Weill, ponctuent, accompagnent et s’intègrent à la pièce; un texte aux innombrables échos contemporains; un dispositif scénique beau, puissant, multiple. Shen Té est prostituée dans la capitale du Se-Tchouan, c’est en partie la Chine, en partie l’occident, en partie hier (la pièce a été écrite entre 1938 et 1940), en partie aujourd’hui. Les textes de Bertolt Brecht ont valeur de fable.

Trois Dieux chez Brecht, un seul chez Bellorini incarné par Mel Hondo, la voix française d’Eddy Murphy et Morgan Freeman, cherche(nt) désespérément une bonne âme. Sera-ce Shen Té, malgré son métier de prostituée, malgré les embûches que vont lui tendre les pauvre qui l’entourent (il n’y a jamais d’angélisme chez Brecht, les lois qu’il dénonce s’appliquent à tous), ses ruses, son dédoublement avec le cousin Shui Ta. Karyll Elgrichi incarne ce double rôle avec force, tendresse, fragilité. Elle déploie une énergie toujours au bord du gouffre.

D’une manière générale, cette troupe de 19 comédiens et musiciens emporte la mise, à l’image du marchand d’eau Wang (François Deblock) dont l’entrée virevoltante ressemble à un danseur de hip-hop avant de se transformer en un oiseau perché et blessé. La compagnie Air de Lune qui entoure Jean Bellorini travaille sur le mode participatif. Camille de la Guillonnière (savoureuse veuve Shin) a participé à l’établissement du texte à partir des diverses traductions avec Bellorini mais beaucoup de propositions sont nées pendant les répétitions.

La scénographie est pleine de trouvailles comme cet engin de livraison qui abrite les amours de la pute au grand cœur et de son aviateur au cœur sec, écartelé entre l’amour et l’argent, sa maîtresse et sa mère. D’où nous vient alors une réserve? Comme l’impression d’avoir perdu Brecht en cours de route, sa cruauté, ses analyses distanciées, ses jugements politiques distillées telles des gouttes de vinaigre sur les plaies de nos sociétés, un vrai supplice chinois.

Trop de jeux, trop de musiques, de la variété au classique, trop de références éparses, du cirque à Beckett (les deux vieux, le marchand de tapis et sa femme, enkystés une grande partie de la pièce dans l’attente de leur remboursement…) en passant par des costumes à la Deschiens… Les personnages, si bien défendus par les acteurs, nous font perdre de vue leurs archétypes. Il y a peut-être trop de volonté de faire contemporain, trop de bons sentiments. Mais peut-être est-ce une bonne introduction à Brecht pour la jeune génération?

La bonne âme de Se-Tchouan ** Odéon-Théâtre de l’Europe. Ateliers Berthier. 1 rue André Suarez, Paris, 17e. Jusqu’au 15 décembre. 01.44.85.40.40 www.theatre-odeon.eu

Patrice Trapier – Le Journal du Dimanche

samedi 16 novembre 2013
La bonne âme de Se-Tchouan

L’oeuvre de Bertolt Brecht revue et corrigée à l’Odéon. (Polo Garat – Odessa)