Billet à Michèle Voltaire Marcelin à propos de son poème : « L’histoire a faussé les comptes »

— Par Robert Berrouët-Oriol (*) —

Chère Michèle,

À plusieurs reprises –et avec grand plaisir–, j’ai lu ton magnifique poème intitulé « L’histoire a faussé les comptes ». En décours de lecture, je me suis laissé habiter par le tumulte qui, vêtu du souffle salin des marées insulaires, affleure d’une poésie cousue de lumière. 

Je te le dis sans hésiter et en toute clarté : la poésie de Michèle Voltaire Marcelin est une parole de haute voilure. Elle nous est confiée sur les cimes et dans les plissures de la déclamation de la langue-étendard, de la langue-manifeste au sens où l’entendaient les poètes surréalistes nourris du petit-lait de la révolte. Parole de haute voilure, la poésie qu’elle nous tend et des mains et du cœur porte en ses fulgurances des tracées luminaires, l’art de tisser le dire poétique lui-même. Poésie de haute couture également, elle a de surcroît l’élégance d’arpenter les cicatrices mutiques de l’Histoire et du Temps, dans la conjugaison ailée du Temps-passé, du Temps présent et du Temps-qui-vient. Car en ses errements têtus « L’histoire a faussé les comptes »…

Et voici que le poème « L’histoire a faussé les comptes » entre en résonance avec « Bouche de clarté », le visionnaire poème de René Depestre : « Ma bouche folle de systèmes / folle d’aventures / place des balises / aux virages les plus dangereux ». « Ma bouche noire de détresse noire de culture noire de nuit fort noire boit son bol de clartés ». Lucioles caracolant à l’aune d’un parchemin parolier, les deux poèmes entrent en résonance, ils appartiennent à une commune mémoire, celle des hauts faits comme celle des blessures intaries du passé…

Chère Michèle, « L’histoire a faussé les comptes » est un magnifique poème, il nous interpelle dans la texture toute saint-audienne de son déploiement discursif. À la fois chant d’une parole intime, singulière, et lasso lancé à l’assaut du ciel et de l’Histoire, ton poème est aussi bien une invite qu’une quête. Il s’énonce et s’éploie telle une pressante invite à cartographier notre passé de peuple, post-1804, « jusquau sel de nos os / lor de nos cicatrices / nos chants de liberté ». Défiant toute extinction de la mémoire-palimpseste, « L’histoire a faussé les comptes » porte grossesse d’une inépuisable quête de lumière, dans une impérative géographie mémorielle où les requêtes de la lampe sont un incessant combat contre la nuit où « nos morts dansent encore ».

À la fois invite et quête, le poème de Michèle Voltaire Marcelin porte haut l’impérieuse nécessité de l’interpellation de l’Histoire. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle Histoire : la poète invite à convoquer une singulière « Histoire », celle qui a dé-parlé, celle qui a « faussé les comptes », celle qui a vêtu une violente rançon impériale de la borgne mantille de « La dette ». Mais, nous dit la poète, « La Dette nest pas un chiffre / Elle est une honte / gravée / dans la chair du monde ».

Contre la déferlante du « faux en écriture » historique que trame le mot « dette », Michèle Voltaire Marcelin choisit une toute autre grammaire de déchiffrement de l’Histoire : « Le mot Restitution est un poème / Le mot Réparations, un serment / Le mot Justice un cri dans la blessure » et dans les cicatrices d’hier, au défilé du rictus du Temps-passé. Par cette autre grammaire de déchiffrement de l’Histoire, la poète convoque un au-delà de « la blessure » : l’énoncer c’est, surtout, interpeller des cicatrices tramées et surnouées dans l’inconscient collectif haïtien depuis le 17 avril 1825

Et voici que le poème –en ses neuves coutures et à l’abordage du Temps-qui-vient, qui fait jonction avec l’Histoire–, revêt regard d’aube, s’éploie, se fait chevauchée épique et conquête d’un destin collectif revisité par la lumière :

« De ce cri
monte un drapeau
De ce drapeau
s’élève la mémoire

Le jour viendra

où la dette changera de camp
la lumière changera de nom
le monde parlera enfin
au nom des vivants
Lheure des comptes viendra ».

Sur un autre registre de langue, Michèle Voltaire Marcelin consigne, à la suite du poème, un bref condensé de faits historiques –comme pour tenir à distance toute (im)posture révisionniste, toute falsification de l’Histoire, celle, notamment, qui se tient en embuscade dans moult manuels d’histoire… Celle qui confond à dessein et amalgame les termes « rançon » et « dette » :

« Il était une fois un pays qui conquit sa liberté, mais dut la racheter aux mêmes mains qui l’avaient mis en chaînes. Ce pays s’appelait Haïti. L’autre, la France – celle qui se disait lumière– compta ses plantations perdues, les cendres de ses profits, et fit payer à Haïti son propre soleil : le prix de la liberté, en or. L’Histoire ouvrit ses registres – chaque page, un corps effacé, chaque somme, un silence où la douleur fut rayée par le profit. » (Michèle Voltaire Marcelin, novembre 2025)

Amitié fraternelle,

Robert Berrouët-Oriol

Dossier d’auteur de Michèle Voltaire Marcelin

Source : ile en ile

« Poète, peintre et comédienne, Michèle Voltaire Marcelin naît en Haïti en 1955. Enfant heureuse et sauvage, elle grandit au bord de la mer entre les champs de canne à sucre et de vétiver. Dans la bibliothèque de son père, elle choisit des livres au hasard, se prend de belle passion pour la poésie et le théâtre et commence à se raconter des histoires en permanence.

Son adolescence à Port-au-Prince sera tourmentée : elle déteste l’univers carcéral de l’école et son existence privilégiée face à la réalité haïtienne l’angoisse. Elle se sent impuissante, perd l’abandon et l’insouciance de l’enfance et se replie sur elle-même.

Au point de non-retour, elle sera sauvée par la générosité d’un frère qui l’invite à le rejoindre à Santiago du Chili. Arrêtée pendant le coup d’état contre Allende en 1971, elle est prisonnière dans le Stade national. Relâchée, elle se retrouvera à New York où elle rencontre un pianiste de jazz qui sera son compagnon pendant une vingtaine d’années.

Universitaire, elle renoue avec le théâtre au Leonard Davis Center for Performing Arts du City College. Années de bohème. Les temps sont difficiles. En 1990, son mari est assassiné d’une balle au coeur. Elle survit à cette tragédie, se consacre à son fils, à la peinture, au théâtre, à l’écriture ; La Désenchantée sera publié en 2005. Le temps passe, l’espoir revient. La rencontre amoureuse de son deuxième mari galvanise l’écriture – de poèmes cette fois – et en 2009 Lost and Found et Amours et Bagatelles seront publiés par les éditions du CIDIHCA, suivis de la traduction en espagnol de La Désenchantée (La Desencantada).

Les textes connaîtront un succès critique et seront loués pour leur lyrisme et leur incandescence. En 2010, Amours et Bagatelles est traduit en espagnol par la maison d’édition cubaine ALBA sous le titre de Amores y cosas sin importancia. L’Université de Vassar inscrit La Désenchantée dans son cursus d’introduction à la littérature au printemps 2012.

Un grand choix des poèmes de Michèle Voltaire Marcelin fait partie des anthologies poétiques Terre de Femmes aux Éditions Doucey et Cahier Haïti de la RAL’M (Revue d’art, Llttérature et musique). On peut aussi entendre sa voix sur les enregistrements sonores de La Désenchantée (texte complet) et Lost and Found (une vingtaine de poèmes choisis du livre).

Seule sur scène ou accompagnée par des musiciens de jazz, à La Havane, Montréal, Paris ou New York, faisant sienne le crédo de Ferré : « La poésie est une clameur ; elle doit être entendue comme la musique »Michèle Voltaire Marcelin partage son temps entre l’écriture, la peinture et la transmission orale de la poésie sur scène. »

Oeuvres principales

Récit

  • La Désenchantée. Montréal : CIDIHCA, 2005.

Poésie

  • Lost and Found. Montréal : CIDIHCA, 2009.

  • Amours et bagatelles. Montréal : CIDIHCA, 2009.

Enregistrements sonores

  • La Désenchantée (texte complet du recueil). CD audio, Leo Coltrane, Prod. Brooklyn : Ishlab Studios, 2006.

  • Lost and Found (choix de 20 poèmes). CD audio, Leo Coltrane, Prod. Brooklyn: Ishlab Studios, 2009.

  • « Il fait un temps de poème », poème de Michèle Voltaire Marcelin. Terre de femmes ; 33 voix de la poésie féminine haïtienne. Textes dits par Paula Clermont Péan et Céline Liger. CD audio. Paris : Bruno Doucey, 2010.

Textes publiés dans des ouvrages collectifs

  • Sélections et poésie, prose et images. Anthologie de la poésie haïtienne (Cahier Haiti). Mazères : Le Chasseur abstrait, 2009 : 157-188.

  • Choix de poèmes. Terres de femmes, 150 ans de poésie féminine en Haïti. Paris : Bruno Doucey, 2010 : 135-143.

  • « À Léo Coltrane ». Revue Intranqu’îllités 1 (nº spécial, Hommage à Alexis, 2012) : 48.

  • « Oubliez le poète ». Magloire Saint-Aude, anthologie secrète. Montréal:  Mémoire d’Encrier, 2012 : 101-102.

  • « La lumière de ses yeux ». Intranqu’îllités 2 (nº spécial, Le Che comme métaphore, 2013) : 75-76.

  • « True Life: Rue des Miracles ». Haiti Noir 2, The Classics, édité par Edwidge Danticat. New York : Akashic, 2014 : 176-186.

  • « Latitude d’Inquiétude ». Intranqu’îllités 3 (2014) : 216.

  • « Mensonge ». L’Insurrection poétique, manifeste pour vivre ici. Paris : Bruno Doucey, 2015 : 192-193.

  • Choix de poèmes. Anthologie de poésie haïtienne contemporaine, dirigée et présentée par James Noël. Paris : Points, 2015 : 153-162

  • « Sezon printan – Springtime ». Happiness, Contemporary International Poetry. New York : Weisbrot, Holnes, Lara, 2015 : 131-132.

  • « The Thing ». Remembrance Anthology. Santa Barbara (Californie) : UCSB Center Black Research Studies, 2016 : 111-114.

  • « Il fait un temps de poème ». Anthologie : Au fil des textes. Vanves : Hachette, 2019 : 191.

  • « Entre chien et diable ». Une soirée haïtienne, sous la direction de Thomas C. Spear. Montréal: CIDIHCA, 2020 : 47-51.

  • « Grief works from home at all hours », « When this is over » et « You have nothing to lose but your life ». Musings During a Time of Pandemic : A World Anthology of Poems on COVID-2019, edited by Christopher Okemwa. Kisii (Kenya) : Kistrech Theatre International, 2020 : 692-695.

  • Sélection de poèmes et d’images. Witness Resistance. Marcelin / McCalla. Blurb, 2020.

Sur scène et à l’écran (sélections)

  • Se Met kò. Film réalisé par Patricia Benoit, 1989.

  • Ton Beau capitaine, par Simone Schwarz-Bart. Mise en scène par Françoise Kourilsky. Ubu Theater, New York, 1990.

  • L’Homme sur les quais, film réalisé par Raoul Peck, 1993.

  • Walking on Fire, par Beverly Bell. Mise en scène de Michèle Voltaire Marcelin. Alliance of Resident Theaters, Brooklyn, 2002.

  • Vagina Monologues, par Eve Ensler. Mise en scène par Chuck Patterson au Brooklyn Museum, 2007.

  • Amours et bagatelles, création de Michèle Voltaire Marcelin, Théâtre Gesù, Montréal, 2009.

  • Entrées et sorties. Mise en scène par Carmelle St. Gerard-Lopez. Producer’s Theater, New York, 2009.

  • Poètes, vos papiers !, création de Michèle Voltaire Marcelin. Festival Gwoka. New Morning, Paris, 2010 ; Cabaret Lion d’Or. Montréal, 2011.

  • Forever Yours, film realisé par Patrick Ulysse, 2016.

  • Femmes de parole, création de Michèle Voltaire Marcelin. Cabaret Lion d’Or. Montréal, 2016 ; Maison d’Haïti, Montréal, 2017.

  • Le Temps d’une chanson. Mise en scène de Syto Cavé. Espace le Vrai monde, Montréal, 2019.

Sur l’oeuvre de Michèle Voltaire Marcelin

  • Bernard, Robenson. « Amour ou bagatelle : selon l’humeur ! ». Le Nouvelliste (20 novembre 2009).

  • Black, Pascha. « Haitian Poet Michèle Voltaire Marcelin ». Red Keyz Media (13 novembre 2011).

  • Devilmé, Myrtelle. « Vous avez dit ‘’Poésie érotique’’ ? ». Le Nouvelliste (29 septembre 2009).

  • Dumas, Pierre-Raymond. « Un enchantement ». Le Nouvelliste (20 février 2006).

  • Pierre, Jobnel. « L’éveil du souvenir ». Le Nouvelliste (23 mars 2006).

  • Ruiz Montes, Laura. « Todas esas ‘’cosas sin importancia’’ ». La Ventana (Cuba, 6 de julio 2011).

  • St. Fort, Hugues. « Vie et mort de l’enfance ». Le Nouvelliste (17 août 2005).

  • Divers articles critiques sur l’oeuvre de Michèle Voltaire Marcelin et des entretiens avec l’auteure ont été publiés dans divers journaux (Le Matin et Le Nouvelliste, quotidiens d’Haïti), et sur des sites web et blogues (par ex., Montray Kreyol, Oprah Radio, Red Keyz Media, La Ventana de la Casa de las Américas).

Traductions

in English:

  • « True Life ». Trans. Nicole Ball. Haiti Noir 2 : The Classics. Ed. Edwidge Danticat. New York : Akashic, 2014: 176-186.

en español:

  • Amores y cosas sin importancia. La Habana : Arte y Literatura, 2010.

  • La Desencantada. Trad. Magaly Muguercia. Montréal : CIDIHCA, 2009.

Montréal, le 10 novembre 2025.

(*) Robert Berrouët-Oriol
Linguiste-terminologue
Conseiller spécial, Conseil national d’administration
du Regroupement des professeurs d’universités d’Haïti (REPUH)
Konseye pèmanan, Asosyasyon pwofesè kreyòl Ayiti (APKA)
Membre du Comité international de suivi du Dictionnaire des francophones