Avis relatif à la pauvreté et à l’exclusion sociale dans les DROM-COM

De tous les territoires de la République, les départements, régions d’Outre-mer, ainsi que les collectivités d’Outre-mer (DROM-COM) sont, sans conteste, les espaces où la pauvreté est la plus prononcée1. L’extrême pauvreté constituant un obstacle majeur à la jouissance des droits de l’homme2, la CNCDH a considéré qu’il lui appartenait de se saisir de cette question. La Commission espère proposer des pistes de réflexion et des solutions durables à un problème structurel, qui n’est pas sans rapport avec les différents mouvements sociaux secouant régulièrement ces territoires. Car, quelle que soit la revendication directe exprimée par les manifestants lors des événements du Chaudron à La Réunion en 1991, de la grève générale des Antilles françaises en 2009 visant la « Pwofitasyon », ou des manifestations du mouvement Pou Lagwiyann dékolé, survenues au printemps 2017 en Guyane, la pauvreté et les inégalités constituent un élément de contexte déterminant.

Certes, les dispositions en matière de politiques de solidarité applicables aux départements d’Outre-mer ont été progressivement harmonisées avec celles de l’hexagone au cours des dernières décennies. Cette extension Outre-mer du droit commun en matière sociale, qui a vu le Revenu de solidarité active s’appliquer Outre-mer en 2011 – à l’exception de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française et de Wallis-et-Futuna –, a connu comme plus récent développement la loi « pour l’égalité réelle outre-mer » du 28 février 2017. Cependant, et bien qu’elle y ait contribué, cette évolution vers égalité de droit, ne s’est pas traduite en une égalité sociale et économique de fait : malgré les évolutions positives apportées par les politiques de convergence, les territoires d’Outre-mer continuent de souffrir de difficultés en termes de développement économique, affectant directement les niveaux de pauvreté.

La CNCDH s’inquiète de ce que les difficultés économiques persistantes maintiennent les DROM au côté des COM en queue de presque tous les classements nationaux par indicateur de richesse ou de niveau de vie. Ces difficultés économiques éprouvent aujourd’hui l’effectivité des dispositifs de la solidarité nationale, qui, en dépit de leur application complète dans les territoires ultramarins, ne permettent pas, à eux-seuls, d’endiguer la détresse sociale. À cet égard, il est apparu, lors des auditions conduites par la CNCDH que des systèmes de solidarité historiquement robustes ont joué une fonction importante de protection contre la marginalisation des plus démunis et d’atténuation de l’intensité de la pauvreté. Ces systèmes s’érodent aujourd’hui sous l’effet de plusieurs facteurs, dont l’évolution des modes de vie, particulièrement en milieu urbain, et des structures familiales, qui tendent à affaiblir les solidarités intergénérationnelles.

Or, depuis sa création, la CNCDH a rappelé sans relâche que la pauvreté, en particulier dans ses manifestations les plus sévères, constitue une violation des droits de l’homme : l’extrême pauvreté, pour reprendre les termes de l’avis du 14 juin 2007, « est non seulement une négation flagrante de la dignité de la personne humaine, mais constitue une violation continue de droits spécifiques, relevant aussi bien des droits civils et politiques, que des droits économiques, sociaux et culturels. C’est au regard de chaque droit particulier, à l’égard de chaque personne, que l’effectivité doit être pleinement garantie »4

Cette position s’appuie sur un ensemble de textes nationaux et internationaux par lesquels le Gouvernement français s’est engagé à lutter contre l’extrême pauvreté, dans l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui proclame que toute personne « a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté » (art. 25-1). Cet engagement a été décliné dans de nombreux traités internationaux, tels que le Pacte des droits économiques, sociaux et culturels ou la Convention internationale des droits de l’enfant, dont les dispositions encadrent aujourd’hui le premier objectif de développement durable (ODD) adopté par la résolution A/RES/70/1 du 25 septembre 2015. Celui-ci tend à l’« élimination de la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde ». Il a également été réaffirmé dans les Principes directeurs de lutte contre l’extrême pauvreté adoptés par l’ONU en 20125. À l’échelle du Conseil de l’Europe, le principe est garanti en vertu de l’article 30 de la Charte sociale européenne (CSE) qui stipule que : « toute personne a droit à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale6». Au niveau national, la loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions7 et le Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale adopté en 20138, traduisent la volonté des pouvoirs publics de donner corps et effet à ces principes. Aussi, la grande pauvreté et l’évaluation des politiques de solidarité sont-elles au cœur des préoccupations de la CNCDH, car il s’agit d’une question de droits fondamentaux.

À titre liminaire, il convient de souligner que les politiques publiques françaises de lutte contre la pauvreté en France demeurent un sujet de préoccupation pour les instances de suivi des conventions internationales dont la France est signataire. Ainsi, dans ses conclusions du 4 décembre 2015, le Comité européen des droits sociaux (CEDS) a souligné le caractère lacunaire des rapports remis par le Gouvernement français. Selon le CEDS, ils ne satisfont pas l’article 13§1 de la Charte sociale européenne (CSE) en ce qu’ils ne permettent pas d’apprécier le niveau de l’assistance sociale en France et de s’assurer que celui-ci est adéquat au sens de la CSE9.

En ce qui concerne la pauvreté des enfants plus particulièrement, le Comité des droits de l’enfant des Nations unies a invité à la France à « faire de l’éradication de la pauvreté des enfants une priorité nationale et d’allouer les moyens nécessaires aux programmes visant à soutenir les enfants et les familles les plus démunis, en particulier les enfants et les familles touchés par la crise économique qui vivent dans la pauvreté, les enfants des familles monoparentales et les enfants qui vivent dans des bidonvilles ou dans des ‘zones urbaines sensibles’, les enfants des départements et territoires d’Outre-mer et les enfants migrants non accompagnés »10.

Enfin, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (Comité DESC) a exprimé sa préoccupation à l’égard du taux élevé de pauvreté dans les départements, régions et collectivités d’Outre-mer (DROM-COM), et jugé « insuffisants, fragmentés et pas suffisamment basés sur les droits de l’homme les dispositifs spécifiques tels que le bouclier qualité-prix11 et les mesures en faveur de la croissance et de l’emploi ». Il a donc recommandé à l’État d’adopter une approche véritablement axée sur les droits de l’homme dans sa lutte contre la pauvreté, en s’attaquant « en priorité à l’extrême pauvreté, notamment à Mayotte, en veillant à ce que les personnes vivant dans l’extrême précarité aient accès aux prestations sociales » et à « accompagner la mise en œuvre Outre-mer du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale de ressources budgétaires proportionnelles aux inégalités et établir un échéancier pour combler les écarts existants dans la jouissance du droit à un niveau de vie suffisant12. » Ce faisant, le Comité relaie l’inquiétude persistante de la CNCDH et de la société civile française plus largement à l’égard du retard économique et social qu’accuse l’Outre-mer et ses conséquences sur l’effectivité des droits fondamentaux pourtant théoriquement reconnus à chacun. Cet avis entend compléter en ce qui concerne l’Outre-mer les recommandations de l’avis de la CNCDH relatif au suivi des recommandations du Comité des Nations unies sur les droits sociaux, économiques et culturels du 6 juillet 201713.

Ne pouvant étudier chaque DROM-COM, ni se déplacer, la CNCDH a mené des auditions en se concentrant plus particulièrement sur les Antilles – y compris Saint-Martin – et la Réunion, afin de dégager un certain nombre de recommandations, dont certaines sont applicables à d’autres territoires de la République. .

Par cet avis, la CNCDH entend d’abord rappeler les éléments du diagnostic de la pauvreté Outre-mer, pour ensuite recommander des évolutions allant dans le sens d’une meilleure mesure de la pauvreté, tant en termes qualitatifs, que quantitatifs (I). La CNCDH suggèrera enfin une série de recommandations dans le domaine de la lutte contre la pauvreté, fondées sur une approche par les droits de l’homme (II).

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1. C’est à ce titre que la lettre de missions adressée à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) par le Premier ministre, portant sur l’évaluation du Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, demandait à ce qu’une attention particulière soit portée à l’Outre-mer. IGAS, 2014, Évaluation de la première année de mise en œuvre du Plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, p. 65

2. Le texte abordera les questions de pauvreté et d’extrême pauvreté selon la définition du Conseil économique et social, reprise dans les travaux du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. L’extrême pauvreté, caractérisée par la persistance de situations de précarités multiples sur une longue période apparait comme un élément contribuant à l’aggravation d’une situation de pauvreté en situation de misère. La précarité se définit par l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté, quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient persistante, qu’elle compromet les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. Voir à ce sujet l’avis du CES, Grande pauvreté et précarité économique et sociale (1987) et le Rapport d’information n° 445 (2007-2008) de M. Bernard Seiller, fait au nom de la Mission commune d’information pauvreté et exclusion, déposé le 2 juillet 2008.

3. Loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle Outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique, nommée ci-après « loi pour l’égalité réelle Outre-mer».

4 CNCDH, 2007, Avis droits de l’homme et extrême pauvreté, adopté le 14 juin 2007.

5. HRC, 2012, Version finale du projet des principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme (A/HRC/21/39).

6. Charte sociale européenne révisée du 3 mai 1996.

7. Loi n° 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions.

8. Circulaire du Premier ministre du 7 juin 2013 portant sur la mise en place du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale.

9. CEDS, Conclusions 2015 (France) : article 13-1 de la Charte révisée.

10. CRC, Observations finales concernant le 5e rapport périodique de la France, op. cit. §70.

11. Mis en place dans le cadre de la loi relative à la régulation économique des Outre-mer du 20 novembre 2012, dite « loi Lurel », le Bouclier qualité/prix (BQP) est une mesure visant à lutter contre la vie chère en règlementant les prix des produits de consommation courante Outre-mer. Il s’agit d’une liste de produits devant être vendus à un prix modéré, élaborée à l’échelle du DROM ou COM, en concertation avec l’ensemble des acteurs concernés, et publiée par décret préfectoral. Le bouclier est renégocié tous les ans, donnant lieu à un avis de l’observatoire des prix et une nouvelle concertation entre les acteurs concernés.

12. Ibid., §34

13. CNCDH, 2017, Avis relatif au suivi des recommandations du Comité des Nations unies sur les droits sociaux, économiques et culturels à l’attention de la France, 6 juillet 2017

14. Victorin Lurel, Égalité réelle Outre-mer : rapport remis au Premier ministre, mars 2016, p. 8

15. Ibid., p. 65

16. Olivier Sudrie, Quel niveau de développement des départements et collectivités d’outre-mer ? Une apporche par l’indice de développement humain, AFD, 2012, p. 11