Avignon 2018 : « Convulsions » de Hakim Bah, m.e.s. Frédéric Fisbach (Off)

« Convulsions » avec Ibrahima Bah, Maxence Bod, Madalina Constantin, Lorry Hardel, Nelson-Rafaell Madel, Marie Payen. Théâtre des Halles Avignon 2018

« Convulsions » est le dernier volet d’une trilogie intitulée «  Face à la mort » de l’auteur, poète et nouvelliste guinéen Hakim Bah. Il revisite un épisode de la Tragédie des Atrides où Atrée et Thyeste torturent et tuent leur frère bâtard pour ne avoir à partager l’héritage avec lui. Chassé-croisé. Atrée bât Erope, sa femme et la trompe avec celle de Thyeste qui en retour finira par séduire Erope ! De ce meli-mélo naîtra un fils légalement attribué à Atrée et Erope. Cette petite famille tuyau de poêle comme aurait pu dire Prévert, va se présenter à l’ambassade étasunienne pour effectuer les démarches nécessaires à leur installation dans le pays. Mais l’obtention d’un visa est soumise à un test ADN. Le résultat n’est pas celui attendu par Atrée qui décide de se venger et de faire manger à Thyeste la chair de sa progéniture.

Il s’agit là, on l’aura bien compris d’une ré-écriture de la tragédie de Sénèque, dans laquelle le jeune auteur Hakim Bah glisse ses obsessions : les violences conjugales et familiales telles que le meurtre du frère, la femme battue, l’inceste, l’anthropophagie. Ce voyage vers l’enfer commence donc avec l’assassinat du bâtard, par les deux frères qui vont le ligoter, lui bander les yeux, le bâillonner, le rouer de coups, lui pisser de dessus, lui faire bouffer la langue, ce morceau de chair qu’ils lui auront arrachée ; l’asperger d’essence, lui mettre le feu avant de livrer ses restes aux chiens. Chaque scène de « Convulsion » est une scène de violence extrême qui va être menée à son terme, jusqu’à son épuisement comme dans toute tragédie. Hakim Bah dont l’écriture donne à entendre des scènes de tortures et de meurtres, balance, joue, flirte autour de la limite, un concept philosophique mais aussi psychanalytique ( les cas-limites). Mais comment cela peut-il être mis en scène ? Comment représenter « l’irreprésentable »?

Fréderic Fisbach ouvre « Convulsions » avec un noir total et une narration à plusieurs voix de la scène d’exposition. Chaque prise de parole est précédée de l’indéfiniment répétitive didascalie « Atrée dit », « Thyeste dit » qui produit cet effet de distanciation nécessaire tout en soulignant le pire de l’horreur dans un effet grossissant. Le narrateur multiple en son énonciation subvertit la dimension tragique, la bouscule, la tire brutalement de son lit, la dénude en comédie si ce n’est même en vaudeville. L’écriture est vive, traversée par la nécessité, l’urgence, transgressive, elle emprunte sans états d’âme à tous les registres possibles. Elle conduit à un comique de situation dans lequel le spectateur se piège au rire de l’horreur. L’interversion des rôles, précédée, entourée, bordée par des litanies produit un effet d’étourdissement dans un carnaval sombre, sanguinaire et jubilatoire au creux d’une atmosphère d’inquiétante étrangeté, ou plutôt de familiarité inquiétante. Frédéric Fisbach traverse la frontière de l’irreprésentable et convoque la part maudite de tout un chacun au tribunal de l’impensable en rappelant cette évidence : les Atrides sont parmi nous, les Atrides sont en nous.

La dimension chorale de la mise en scène est soutenue par une équipe de comédiens soudés dont émerge et il faut le dire sans esprit de clocher Nelson-Rafael Madel. Il fait preuve d’une superbe énergie et porte avec rage, force, drôlerie, et sensibilité la dimension tragique jusqu’à l’absurde.

R.S.