Audrey Célestine : « Le problème des violences policières est similaire en France et aux États-Unis »

 — Propos recueillis par Luc Cédelle —

Ceux qui meurent le plus du fait d’interventions de la police sont, ici aussi, issus de quartiers populaires, noirs ou d’origine maghrébine, souligne la sociologue.

Entretien
Audrey Célestine est maîtresse de conférences en sociologie politique et études américaines à l’université de Lille. Elle a notamment publié (Karthala, 2018) et (Textuel, 2018). La Fabrique des identités. L’encadrement politique des minorités caribéennes à Paris et New York Une famille française. Des Antilles à Dunkerque en passant par l’Algérie

Comment percevez-vous la phrase d’Assa Traoré, la soeur d’Adama Traoré, lors du rassemblement parisien du 13 juin contre les violences policières : « Ce qui se passe aux États-Unis, il se passe exactement la même chose en France. Nos frères meurent » ?

Audrey Célestine Dans le cadre d’une mobilisation et dans un contexte international où ce qui se produit aux Etats-Unis est largement publicisé, cette phrase ne me surprend pas. Assa Traoré est dans son rôle lorsqu’elle la prononce. C’est ce qu’on appelle en science politique une extension du cadre, pour construire un pont entre deux situations. Il y a beaucoup de points communs. Si le racisme se décline différemment  d’un pays à l’autre, nous sommes dans un monde connecté où les slogans, les images, les manières d’appréhender les événements circulent.
Sur le fond, les violences policières et les discriminations en France et aux Etats-Unis ne sont sans doute pas « exactement la même chose » des deux côtés. Les situations diffèrent, la structure de la police aussi, les dynamiques de mobilisation contre les violences policières, qui sont inscrites dans des histoires nationales, et le nombre de morts également. Cela étant, une question mérite d’être posée : s’agit-il d’un problème de grandeur ou de nature ? Lors de la marche organisée à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), chaque année, pour la date anniversaire de la mort d’Adama Traoré (le 19 juillet 2016), sont invitées à s’exprimer de nombreuses personnes qui ont perdu des proches au cours d’une action de la police ou des gendarmes, dans des circonstances qui ne sont pas toujours médiatisées. Doit-on se glorifier du fait qu’il y a beaucoup moins de morts chez nous qu’aux Etats-Unis ? Ou bien admettre que nous avons un problème similaire : la surreprésentation de personnes des quartiers populaires, souvent noires ou d’origine maghrébine, qui décèdent du fait de techniques et de modes d’intervention particuliers de la part des forces de police ?

Le mouvement Black Lives Matter (BLM, « les vies noires comptent ») ne risque-t-il pas de s’essouffler ?
A.C. : En quelques semaines, ce mouvement a gagné plus de soutiens que ces trois dernières années et a suscité aux Etats-Unis une discussion générale, au niveau national, y compris auprès de gens attachés à l’ordre public, sur le rôle de la police, en particulier dans les quartiers pauvres, et sur l’urgence de la réformer. Ce mouvement essaie de faire tenir beaucoup de choses ensemble, la lutte contre les violences policières étant le point d’entrée d’une analyse systémique du racisme et de toutes les discriminations. Ce n’est pas un mouvement vertical, centralisé, avec des dirigeants qui fíxent la stratégie. Il associe des gens qui se présentent comme anticapitalistes et d’autres qui sont plutôt dans le soutien aux candidats démocrates, mais n’en remettent pas moins en cause un système « industrialo-carcéral » qui fonctionne au détriment des populations les plus pauvres.
Mais cette hétérogénéité est aussi une force car BLM s’appuie sur le travail de terrain et sur les dynamiques locales. C’est presque une marque qui, autour de principes communs, fait émerger des leaderships locaux, de nouvelles têtes qui bousculent les héritiers du mouvement pour les droits civiques, confortablement installés avec le Parti démocrate. Son potentiel de mobilisation reste très fort. La partie de l’opinion publique en faveur du président n’a pas changé, mais personne ne bascule dans son camp à cause du mouvement Black Lives Matter.

La question du déboulonnage des statues ou de l’effacement des symboles de l’esclavage ou de la colonisation est très clivante entre ses partisans et ceux qui refusent ces actes au nom du respect de l’histoire…

A.C. Les statues, ce n’est pas l’histoire ! Ce sont des témoins des usages politiques que les pouvoirs veulent faire du passé à certaines époques, ce qui n’est pas la même chose. Une statue nous dit davantage du moment où elle a été érigée que de l’événement ou du personnage qu’elle est censée honorer. Celles des leaders sudistes de la guerre de Sécession n’ont pas été installées juste après cette guerre, mais au cours du siècle suivant et pour réaffirmer la suprématie blanche dans les lieux concernés. Aujourd’hui, dans divers pays, des gens refusent des symboles qui étaient auparavant tolérés.
Bien sûr, la question se pose partout de savoir jusqu’où aller, et s’il ne faut pas, plutôt que d’enlever des monuments, leur ajouter des informations historiques ou honorer des personnages restés jusque-là dans l’oubli. Cela peut être conflictuel, mais lorsque l’État, plutôt que d’offrir une égalité réelle, se rattrape lui-même par le symbolique et le mémoriel, il ne faut pas s’étonner que les revendications passent également par ces voies-là.

Source Le Monde