Au TNB, « Tom na Fazenda (Tom à la ferme) »

Quand les corps disent autant que les mots

–– Par Janine Bailly ––

Lors que la salle se remplit, qu’elle est toujours allumée, un homme, jeune encore, une femme plus âgée, que l’on devine ou sait être sa mère, déplient sur le plateau une bâche, brune, poussiéreuse et terreuse, sur les bords de laquelle ils disposent une dizaine de seaux. En fond de scène, des objets utiles à l’élevage, des colliers destinés aux animaux, comme estompés par une semi-obscurité, la lumière et les poursuites lumineuses étant l’apanage des personnages que tantôt elles laisseront dans l’ombre, tantôt isoleront dans leur implacable faisceau, tantôt éclabousseront de pleine clarté, sculptant les corps et soulignant les gestes. Il n’en faut pas plus que cela pour dresser le décor, dont les autres éléments nous seront suggérés par les mots de Tom, à son arrivée. Pour nous dire que nous sommes à la ferme, et que ce qui va se jouer se déroulera en milieu rural. Ici, une fazenda au Brésil, puisque la pièce écrite par le dramaturge québécois Michel Marc Bouchard a été traduite en langue portugaise par le comédien brésilien Armando Babaioff, en charge aussi du rôle de Tom.

Popularisée par le long-métrage de Xavier Dolan, qui en 2013 a adapté la pièce, l’histoire nous est connue, encore que dédramatisant la chute, le réalisateur en a affadi la force dramatique. L’argument de départ en est simple : Tom, jeune citadin, dévasté par la mort accidentelle de son amant, se rend à la ferme pour les funérailles, et découvre cette étrange famille, qu’il n’avait jusqu’alors jamais rencontrée. Une mère, Ágatha, grise, un peu triste à la façon d’une bougie éteinte, et qui voyant en Tom l’image du fils cadet disparu, s’efforce de le retenir, dans une sorte de délire extatique récitant à quelques reprises des passages de la Bible, ceux qui disent la résurrection du Christ. Le fils aîné, Francis, est resté là pour elle, au service de la ferme et de ses quarante-huit vaches. Et s’il apparaît de prime abord comme un être primitif, tout en force physique, un rustre livré à ses pulsions violentes et agressives, lui, qui a déchiré la bouche du premier amour de son jeune frère afin qu’il ne puisse parler en vérité, souffre de cette solitude où la vie l’a confiné. Mais pour Tom, étranger à ce monde, commence alors une sorte de descente aux enfers, un voyage en terre inconnue, et l’histoire inexorablement se referme sur les deux hommes, isolés du reste du monde, Francis d’abord maître tyrannique du jeu initiant une relation perverse, ligotant les poignets de Tom d’une corde, et le tirant et le blessant. Plus tard, l’obligeant par la force à cautionner la fable selon laquelle le disparu aurait eu une relation avec Sara, une collègue que l’on nommerait Hellen, à qui on inventerait une vie, et que finalement on ferait venir à la ferme. Ainsi, Ágatha se verrait confortée dans son déni, dans son refus d’envisager la véritable nature de son cadet. Car ici, tout est contrefaçon, à l’image de cette nourriture congelée que la mère se propose toujours de servir ! 

Si les mots sont trompeurs, s’ils dissimulent, travestissent la réalité, inventent de fausses vérités chargées de sauver les apparences, les corps eux ne sauraient mentir, qui se dénudent, s’affrontent, se cherchent et se repoussent, en une danse sauvage d’attraction-répulsion. Des corps qui crachent et qui pissent, à la fois triviaux et sublimes, qui se livrent tout entiers à leur violence. Et cette violence enfle jusqu’à l’insoutenable, atteignant son acmé lorsque Francis suspend par les pieds Tom au-dessus de la fosse aux vaches, antre de pourriture et de puanteur, où l’on jette les cadavres, où les chiens sauvages viennent se repaître. Mais insensiblement, le rapport de force va s’inversant, tant il est manifeste que Francis est sensible à l’attrait qu’exerce sur lui le jeune Tom, attrait contre lequel il lutte en vain, avant de lui céder et d’accepter la caresse des peaux. Moment reposant de tendresse ! Car finalement, c’est Tom qui joue, lui le comédien qui revêt les habits de ferme de son amant, lui qui endosse le chemisier de soie rouge que Francis destinait à une fille du village. Lui, l’intérieur et l’extérieur, qui mêle aux dialogues avec ses partenaires ses propres pensées, les souvenirs de sexe torride avec son amant, oralisés, parfois mimés. Lui qui, éminemment urbain, apprend à soigner les animaux et s’émeut à la naissance d’un petit veau, dans le sang et le colostrum, moment d’intimité avec Francis en son rôle d’accoucheur. Deux scènes intenses, esthétiques aussi, sont comme chorégraphiées : dans une marche rapide, diablement énergique, en allers et retours du fond du plateau vers le public, Tom et Francis se croisent, se frôlent à peine, s’ignorent en apparence, prélude à d’autres rencontres corps à corps. Plus tard, tout couverts de cette boue ocre que l’eau des seaux sur la bâche a formée, torses nus les deux hommes lutteront dans des étreintes brutales et sensuelles, glissant sur le sol détrempé qui rend fluides les déplacements de cet étrange tango.

Ainsi on s’achemine vers un dénouement que l’on pressentait tragique, les nœuds gordiens qui enserraient Tom et Francis se révélant si intriqués que seule la mort pouvait en venir à bout. L’un tuera l’autre dans le champ de maïs, une scène de vengeance et de libération – en guise de catharsis ? – que Tom, pétri maintenant de la même brutalité que celle de Francis, nous décrit avec ses mots, sans qu’elle soit jouée. Le langage, rendu à sa vérité, a levé le voile sur les faux-semblants : Ágatha a ouvert et enfin lu les cahiers d’adolescence que son fils, avant que de partir à la ville, avait déposés sur son lit en forme d’aveu ; Hellen confesse crument des rapports sexuels avec l’amant défunt, et que ce dernier multipliait les aventures, féminines et masculines… 

Au-delà de l’histoire, qui prend des allures de thriller, il s’agit bien de dire les amours interdites, considérées comme illicites, de lever les tabous qui pèsent encore, particulièrement dans la société bolsonariste du Brésil, sur l’homosexualité : l’amant disparu n’a pas de nom, laissant à l’histoire son universalité. Il s’agit bien de condamner les ravages liés à une homophobie tenace. En cela, le spectacle témoigne aussi de son engagement politique ! De cette version brésilienne (vue à Rio de Janeiro) le dramaturge Michel Marc Bouchard dira qu’elle est pour lui la plus aboutie : « Le plus beau cadeau que l’on puisse donner à l’auteur d’une pièce est de lui faire oublier que c’est lui qui l’a écrite… Et le public a applaudi à tout rompre .»

Mise en scène: Rodrigo Portella
Tom : Armando Babaioff
Francis : Gustavo Rodrigues
Ágatha : Denise del Vecchio
Sara : Camila Nhary