Assises de l’outre-mer : Et si la France ne veut plus payer la facture !

— Par Jean-Marie Nol, économiste financier —

Depuis l’avènement de la crise des finances publiques, les collectivités territoriales évoluent dans un univers financier très difficile. Aujourd’hui, la quasi intégralité des communes de la Guadeloupe et de la Martinique sont dans le rouge. La cour  des comptes pointe des « négligences graves » dans les finances des communes des deux îles. Et un haut fonctionnaire de la cour des comptes de s’indigner : «Arrêtons de perdre du temps et de l’argent sur les DOM TOM, cela fait des années que cela dure. Et tout ce que j’entends est qu’ils veulent plus d’argent mais qu’ils rechignent à faire des réformes statutaires pour changer la donne actuelle d’une économie perpétuellement sous perfusion financière de la France. Qu’ils fassent leurs réformes et qu’ils en assument les conséquences !» On ne pourrait être plus explicite du nouvel état d’esprit qui prévaut dans les hautes sphères de la politique et de l’administration française. Après avoir vu leur situation financière se dégrader dès 2012 avec la baisse des dotations, les administrations locales vont devoir faire face à une période qui s’ouvre avec le président Macron, bien plus contraignante, en raison de la raréfaction des fonds publics. L’augmentation de la dette publique locale progresse obérant par la même le déficit public de l’Etat. Or, la France doit respecter scrupuleusement ses engagements européens imposés par le pacte de stabilité et de croissance dérivé du traité d’Amsterdam de 1997. Avec une dette publique de plus de 2000 milliards d’euros, la France fait l’objet d’une attention vigilante de la part de la Commission européenne. L’Etat se voit alors contraint de limiter les transferts financiers en faveur des collectivités locales et cela est particulièrement valable pour la Guadeloupe et la Martinique.  

Les élus de tous bords déplorent depuis longtemps la baisse continue des dotations versées par l’État, et qui ne laissent plus aucune marge de manœuvre budgétaire hors augmentation des impôts. Nous y voilà comme nous l’avions déjà noté, écrit  et anticipé dans un article de presse datant déjà de 2010 ! Comme en outre, plusieurs de ces dotations sont calculées sur la base de la population qui ne cesse de baisser chez nous, le niveau des recettes publiques devient impossible à maintenir. Les seules marges de manœuvre des collectivités locales restent l’augmentation des impôts locaux et des taxes, comme la taxe spéciale sur le carburant (la TSC) pour la région Guadeloupe et la CTM, ou encore l’octroi de mer pour les communes, dont le montant global dépend de la quantité et du prix des marchandises achetées à l’extérieur.
Le Président de la République à Cayenne, dans le cadre du lancement des assises de l’outre-mer n’a pas infirmé cette tendance de baisse drastique des dotations. Pour autant, le chef de l’Etat encourage les élus locaux à prendre leurs responsabilités en sollicitant plus de compétences et il appelle tout un chacun à participer à l’effort de solidarité nationale, pour réduire la dette. Nous sommes aujourd’hui plus que jamais dans cette logique néolibérale, devenue entre-temps la doxa économique planétaire avec la globalisation des échanges, la financiarisation de l’économie, la réduction des avantages sociaux, etc. avec une économie à nouveau « mise sous cloche ». Selon nous, le rétrécissement des marges de manœuvres financières des collectivités locales pourrait bien avoir des incidences extrêmement négatives dans la décennie à venir et notamment l’accentuation du repli identitaire.

Les Antilles face au défi du repli identitaire, une des conséquences à venir de la crise des finances publiques : se protéger ou se projeter ?

Aujourd’hui, les cicatrices du passé se réveillent d’autant plus facilement que la gestion du présent s’avère contestable avec la baisse attendue des transferts publics. Et sur ce plan, quelle que puisse être la dérive dans l’irrationalité de la gestion de certains édiles locaux, le pouvoir central de Paris porte lui aussi sa part de responsabilité en se désengageant de plus en plus financièrement. le phénomène de déclin relatif de la France, symbolisé par des difficultés budgétaires, suggère une remise en cause de la départementalisation à laquelle les appels à plus de protection et plus d’intervention sur le plan financier ne peuvent se substituer. A l’heure actuelle, on peut soit renforcer son unité pour faire face au désengagement financier de l’Etat, soit se déliter. Or, le dysfonctionnement de la gestion des collectivités locales, la montée des inégalités sociales, l’éloignement toujours plus grand entre les « élites » locales et le peuple , vont conduire à un repli identitaire sur soi-même qui se concentrera désormais sur le « plus petit dénominateur commun à savoir le localisme ». Est-ce un slogan d’avenir que cette rengaine  » tout ce que nous voulons, c’est vivre entre nous !  » La quête de solidarité universelle s’effiloche et mute en aspiration au « local » et « au chacun chez soi ». Le « localisme » est à l’honneur, théorisé par des spécialistes de la conduite «retro ». Ce mouvement vers le moins d’universel et le plus de particulier devient politiquement dominant en France. Quels enseignements peut-on tirer de cette double dynamique sociétale contradictoire qui sera caractérisée à l’avenir, d’une part, par une panne du progrès social, un arrêt de la poursuite des infrastructures, une baisse du niveau de vie, l’accès moins large à la consommation, l’ouverture croissante sur l’extérieur et donc une concurrence accrue de nos produits locaux, d’autre part, l’émergence d’un vif questionnement identitaire, le creusement des inégalités sociales et l’absence de perspective pour les jeunes ? Si tel devait être le cas, alors toute la période courant de la départementalisation de 1946 jusqu’à aujourd’hui n’aura été qu’un sursis, qu’une diversion nous évitant de devoir répondre alors à la question fondamentale de comment construire avec moins d’argent une société moderne qui soit vraiment soutenable, comment habiter durablement la modernité sans repli identitaire mortifère ? L’échappée belle de la seconde moitié du XXe siècle, rendue possible par une logique de croissance économique à la durée de vie nécessairement limitée, ne se reproduira certainement pas une seconde fois.

La crise sociétale qui s’en suivra vraisemblablement, va conduire à un repli sur soi et à un réveil des cicatrices du passé, comme le prouve l’exemple de la crise sociale de 2009. Populisme et indépendantisme seront demain les deux facettes d’un même malaise identitaire. Et pourtant, beaucoup de guadeloupéens et de Martiniquais  l’admettent aujourd’hui, notre sécurité matérielle et financière ne peut être garantie que dans un cadre français et européen. Etre petit, c’est n’être rien ou se raconter des belles histoires de contes de fées, puis se casser la tête contre la réalité comme les Saint Martinois confrontés à la triste expérience d’un ouragan dévastateur. L’indépendance ou la recherche d’une simple autonomie d’entités à faible envergure ressort d’une entreprise hasardeuse.

 Il y a une solidarité fondamentale dans la richesse des nations. Mais rien de tout cela n’est intuitif, tout cela s’apprend, donc tout cela s’enseigne. 

l’État ne pourrait plus préserver l’intérêt général. D’où le malaise, l’inquiétude et l’exaspération généralisés face à la mondialisation, et le réflexe du repli sur soi. À droite comme à gauche, le modus operandi deviendra de se protéger. Le paradoxe est que certains , par un mélange de ressentiment et d’aveuglement, se lancent dans la quête chimérique et anachronique d’une identité toujours plus étroite, et ce au détriment de l’émergence d’une vision nouvelle de la société . Le mot d’ordre est-il désormais de se protéger alors qu’il est tabou de parler de se projeter en réponse à la crise identitaire ? Cette quête de la différence, parfois « marginale » en termes identitaires, est la réponse d’esprits désorientés face au processus de la mondialisation et à la crise des finances publiques. Cela s’explique également par le fait que la peur culturelle a pris le pas sur la peur économique. La crise identitaire a des sources historiques, politiques et sociales spécifiques. On peut noter pour la Guadeloupe et la Martinique une singularité radicale : pour la plupart des pays la peur de la mondialisation et du numérique crée des réactions d’adaptation ; pour nous Antillais, la peur du changement aveugle l’opinion sur les vraies forces de nos pays et crée un désir d’isolement, une indignation contre l’autre qui réussit, une illusion du pouvoir d’échapper au nouvel état du monde… Elle ne s’inscrit pas moins dans un contexte plus global que l’on peut résumer ainsi. Alors que le discours nationaliste s’inquiétait du nivellement des valeurs et de l’identité, les nouvelles craintes sont plus existentielles et plus immédiates : elles portent sur la capacité de la France à maintenir en Guadeloupe et Martinique, ses standards, en particuliers sociaux, face à la disette des finances publiques. A l’heure de la mondialisation, et du fait que les régions riches ne veulent plus jouer le jeu de la solidarité, comment concilier l’exigence rationnelle de moins de transferts publics dans les années à venir et le rejet émotionnel d’une autorité centrale relevant d’une citoyenneté, plus seulement nationale mais désormais européenne ?

Des outres-mers à risques : la France ne veut plus payer cash  !

Si les régions riches acceptaient de subventionner, via le système redistributif de l’État, les régions pauvres, c’était aussi pour qu’elles consomment les produits qu’elles fabriquaient. Cette vision est entrain de faire long feu en France !

Résultat les pays riches demandent à ne plus payer pour le Sud. Elles veulent garder leur argent pour construire des infrastructures qui leur permettront de résister à la concurrence du voisin. Il faut savoir que la production se concentre dans les territoires riches. Les mécanismes de redistribution tentent de pallier ces inégalités, ce qui creuse des déficits publics monstrueux. Depuis cinquante ans, les territoires riches ont subventionné très fortement des régions très peu productives comme les DOM-TOM, qui ont bénéficié de revenus sans commune mesure avec leur création de richesse. L’Etat-providence est une fabrication sociétale unique dans l’histoire : quel autre système est parvenu à imposer un tel degré de redistribution sans user de violence ? Sauf qu’au niveau de déficit public où nous sommes arrivés, tout cela c’est fini. Le consentement à l’impôt se réduit, les liens entre régions riches et pauvres se délitent.

Alors, de ce fait aux Antilles, le développement devrait normalement et nécessairement s’opérer par l’appropriation de la question de l’autonomie fiscale qui apparaît comme le nerf de la guerre, mais les aspirations identitaires ont pris le pas sur les revendications pécuniaires, alors que penser de la situation actuelle qui risque de basculer sous l’effet des coups de boutoir du président Macron.Ce dernier qui semble vouloir avec les assises de l’outre- mer que la Guadeloupe et la Martinique s’assument en demandant plus de compétences ?…. Recul de la solidarité, bien sûr, mais on peut avancer aussi des raisons économiques. 

Assises de l’outre-mer : un leurre ou un vrai changement de paradigme ?

Emmanuel Macron prêt à des « aménagements constitutionnels » outre-mer et à des évolutions statutaires au delà de l’article 74
« Je suis prêt à rouvrir des sujets constitutionnels s’il apparaît pertinent de le faire et que c’est utile. 
« Si des territoires considèrent qu’il faut des aménagements constitutionnels, je suis prêt à les porter avec vous », a-t-il ajouté.
Avec les assises de l’outre-mer, s’achemine-t-on avec la volonté d’Emmanuel Macron vers un nouveau type de modèle économique et social de développement couplé avec une suggestion à peine voilée de changement statutaire ?

A notre sens, ces assises mise en œuvre par le gouvernement ne sont autre chose que la transposition au management public des méthodes des entreprises qui désirent se restructurer par le biais d’un projet d’entreprise. Le projet d’entreprise est une méthode de management qui consiste à définir le plus précisément possible un objectif commun à l’ensemble des personnels de l’entreprise, afin de les mobiliser et obtenir ainsi leur motivation via leur adhésion au projet et leur implication devant permettre sa réussite. L’élaboration d’un projet d’entreprise suppose un ancrage dans un sens qui appartient à la culture de l’entreprise, et qui vise à la transformer à terme afin de faire admettre au plus grand nombre le changement. Mais souvent, sous couvert de transparence et de libre participation aux débats, le projet d’entreprise s’est révélé être un piège pour les salariés contraints à l’insu de leur plein gré d’adopter des mesures déjà prises du haut de la hiérarchie et plus grave se retrouver à cautionner une restructuration qui déja en amont s’avère voulue et pensée par la direction de l’entreprise.(j’en ai fait personnellement l’expérience dans une banque de la place ).

Face aux questions et aux dilemmes qui traversent la société dans les différents territoires d’outre-mer, le gouvernement entend avec ces assises « sortir d’une vision monolithique des outre-mer qui bloque leur spécificité » et voudrait apporter des réponses concrètes aux questions suivantes : Quel ciment pour notre vivre ensemble ? Avons-nous encore les moyens de notre modèle social ? Faut-il renoncer à la croissance ou repenser la croissance ? Viser une économie abritée ou une économie connectée ? Changer le statut avec à la clé moins de marge de manœuvre sur le plan financier ou vrai changement statutaire avec un réel accompagnement financier pour des projets d’avenir ?

Le projet de transformation statutaire  apparaît d’autant plus vaste qu’il y a toute une culture à changer pour que le thème du changement soit pris au sérieux . Nous sommes en retard. Les médias ont pris trop tardivement ce dossier en main, les entreprises ne s’y sont sensibilisées que très récemment, les milieux politiques commencent tout juste à intégrer le vocabulaire adéquat dans leur communication et la gouvernance n’en est qu’à ses balbutiements. Soyons lucides, c’est de notre faute, car le système actuel s’est fondé sur notre propre indifférence à la chose économique, trop occupés que nous étions à batifoler dans le champ hallucinogène de la société de consommation devenue celle du confort à tout prix. Il convient d’abord qu’une nouvelle génération se lève, une génération active et actrice de son pays, en pleine possession de ses moyens, en pleine connaissance du fonctionnement de notre société, de nos petites et grandes entreprises, de nos exploitations agricoles, de nos écoles, de nos hôpitaux, de nos transports, une génération en prise avec la réalité, celle qu’elle vit au quotidien, loin des mandats et fonctions politiques renouvelés dix fois, au mépris justement de la connaissance réelle d’un pays qui s’effondre sur lui-même. Les torts sont partagés. Les Guadeloupéens et Martiniquais sont les premiers coupables pour avoir choisi, il y a plus de cinquante ans, un mode de croissance payé par les transferts publics et pour rester réticents à remettre cette facilité politique et sociale en cause. Jamais l’économiste Keynes n’aurait recommandé de faire de la relance par la consommation pendant cinquante ans !

Avec la mondialisation, les régions les plus riches n’ont plus besoin des plus pauvres. Auparavant, un pacte industriel les liait. Les premières innovaient, concevaient et fabriquaient les produits et les secondes offraient des matières premières et des débouchés. Avec la mondialisation et la révolution numérique ce schéma est désormais obsolète.

En clair, dans les rues de Naples, les vespas et les Fiat ont été supplantées par des modèles japonais ou sud-coréens. Et Pise et Turin n’ont plus besoin d’usine dans le Mezzogiorno. Cela fait longtemps qu’elles ont été délocalisées en Asie. Le fait que les grandes métropoles européennes se spécialisent dans l’immatériel accentue leur autonomisation. La crise des finances publiques en Europe exacerbe aussi les tensions entre régions. Montée du régionalisme, exigence d’autonomie, voire d’indépendance… On assiste aujourd’hui à une fragmentation des nations, dans les pays industriels comme dans les pays en développement. Les causes identitaires – anciennes – se combinent avec le fait – nouveau – que les régions riches ne veulent plus payer pour les régions pauvres. Dans ce petit jeu égoïste, la Guadeloupe ainsi que la Martinique risquent d’être grande perdante. L’économiste Laurent Davezies touche du doigt une évolution qui prend à front renversé le mouvement d’homogénéisation économique dont est porteuse la mondialisation. On assiste à l’heure actuelle, partout dans le monde, à une fragmentation des nations. Comme en témoignent l’écosse, la ­Catalogne ou encore la Flandre, le régionalisme, le séparatisme, les revendications d’autonomie territoriale… mettent à mal les solidarités territoriales. Les régions riches refusent désormais de subvenir systématiquement aux besoins des espaces les plus démunis. L’épuisement des politiques keynésiennes et la crise des finances publiques ne sont pas pour rien dans cette montée des égoïsmes régionaux qui affaiblissent les cohérences nationales. Les conséquences concrètes sont lourdes : disparités de revenus croissantes, tensions sociales nouvelles et radicalisations politiques (de la part des électorats des territoires les plus sinistrés). Plus largement, c’est le  » modèle de cohésion territoriale et de solidarité nationale  » qui est remis en cause. Selon Laurent Davezies, « on assiste à un mécanisme généralisé de repli sur soi. Compétition économique sauvage et généralisée -adossée à des conventions internationales qui ont, pour le moment, plus libérés qu’encadrés les échanges commerciaux- qui promeut le « chacun pour soi » ; changement technologique vers une économie de l’information qui ne peut se développer que dans les régions les plus développées ; fin du keynésianisme territorial, avec l’ouverture des frontières, qui faisait que les régions pauvres qui étaient hier aidées par les régions riches de leur pays, contribuaient par leur consommation à la croissance de ces dernières ; crise généralisée des finances publiques qui remet en cause les puissants mécanismes de solidarité redistributive inter-territoriale entre les régions au sein des nations, montée d’idées de démocratie de proximité, de gestion collective de « biens communs » locaux, de circuits courts, de monnaies locales, etc. 

Bizarrement, ce sont aujourd’hui les territoires riches qui gagnent à ces bouleversements et qui sont aussi aujourd’hui les principaux moteurs de la fragmentation des nations, alors que ce sont les plus pauvres et vulnérables qui en souffrent le plus ! Les riches Flandre belge, pays basque espagnol, Catalogne, « Padanie », comme hier Slovénie et Croatie, rejetant la charge de la solidarité inter-régionale, sont – ou ont été- les moteurs de la fragmentation nationale. Plus généralement, dans le monde, la lutte pour les ressources devient le principal facteur de recomposition des nations. Il faut trouver un nouveau contrat entre la nation et ses territoires. Or, avec les assises des outres-mers  nous n’avons encore la garantie d’aucune nouvelle doctrine de décentralisation, nous bricolons. On le voit encore avec la réforme territoriale engagée par la France : on ne fait que découper, alors qu’il faudrait coordonner. Et soumettre une nouvelle philosophie de décentralisation au débat démocratique.

 

Jean Marie NOL
Économiste financier