Aperçu sur le Festival de jazz 2016

— Par Selim Lander —

festival-de-jazz-2016Copieuse programmation étalée sur deux semaines avec des concerts dans la grande salle de l’Atrium et d’autres décentralisés à Sainte-Marie, au Prêcheur, à Rivière-Salée, à la Pagerie.

Après le concert d’ouverture au musée Saint-James à Sainte-Marie, la première soirée à l’Atrium, le 25 novembre, a permis de faire connaître les créations de Maher Beauroy, un Martiniquais de trente ans qui parfait actuellement sa formation aux États-Unis au Berklee College of Music (Boston). Il s’est produit avec une formation comprenant quatre autres élèves avec lesquels il a enregistré un disque, An lot solèy, qu’il a donc présenté ce soir-là. Sa formation exprime bien la diversité tant géographique que musicale qui caractérise une grande école de musique comme le Berklee College. En témoigne la présence d’un vibraphone et surtout d’un violon (à côté d’une basse électrique et de la batterie). Maher Beauroy joue fort agréablement au piano de longues compositions caractérisées par un grand éclectisme et le groupe témoigne d’une belle cohésion. Le violoniste (le Français Antoine Beux) a interprété en solo une de ses compositions très modern jazz et l’on aurait aimé entendre davantage le vibraphone, un instrument qu’on ne rencontre plus si souvent dans les formations de jazz.

En deuxième partie de soirée se produisait LA vedette du festival, le pianiste Randy Weston présenté comme « un monument vivant du jazz ». Il est triste de dire que ce grand monsieur âgé de quatre-vingt-dix ans, avec derrière lui une cinquantaine d’albums, et qui n’est certainement pas n’importe qui, a déçu. Alors qu’on en attendait beaucoup, son jeu a paru décousu et sans passion. Il s’était fait accompagner pour la circonstance d’un contrebassiste et d’un percussionniste. Ce dernier, aux congas, était à l’unisson et il n’a pas davantage convaincu quand il s’est mis, brièvement, à chanter des mélopées africaines. Seul, le contrebassiste a su tirer son épingle du jeu sur un instrument acoustique équipé de cordes métalliques (pour autant qu’on ait pu en juger, d’assez loin). Quoi qu’il en soit, on a rarement entendu une contrebasse manipulée avec une telle force et produire de tels sons.

Le lendemain, 26 novembre, ce fut le tour d’un autre pianiste martiniquais, Grégory Privat d’entrer en scène. À trente-deux ans, il est l’auteur de quatre disques, a été nominé aux Victoires du Jazz en 2015, autant dire que la maturité est déjà là. Son jeu, qui mobilise tout le corps, est au demeurant aussi varié que plaisant. On l’apprécie particulièrement dans les mouvements doux et lents auxquels, léger bémol, il se laisse, hélas !, aller trop rarement. Il était accompagné à la batterie par un autre Martiniquais, « Tilo » Bertholo, et à la contrebasse (acoustique) par un Suédois, Viktor Nyberg. Contrairement au batteur qui dominait parfaitement son sujet, le contrebassiste a paru à la peine.

D’une manière générale, les deux jeunes pianistes entendus jusqu’ici privilégient indûment les parties où les instruments jouent forte et molto vivace. C’est un moyen un peu facile de faire ressortir sa virtuosité au détriment de la mélodie pure. En écoutant Privat comme Beauroy on se prenait à souhaiter les entendre tout seuls, sans aucun accompagnement, pour pouvoir enfin juger de la qualité de leurs compositions. Jouer avec le batteur à qui fera le plus de bruit est un exercice qui devient assez vite lassant pour l’auditeur.

Parler du bruit est une transition toute trouvée avec dam’nco, le groupe mobilisant cinq musiciens qui a succédé à Grégory Privat. Faut-il vraiment le ranger dans le jazz-rock ? Par intermittence, certes, mais on peut aussi bien le classer « métal ». Il y a un public pour ce genre de musique ! donc rien à dire, sinon que les deux titulaires des claviers ont paru bien faibles et que ce groupe ne semblait pas vraiment à sa place dans la grande salle de l’Atrium face au public jazzistique martiniquais. On le verrait plutôt se produire dans un stade devant une foule de jeunes dansant et hurlant.

Une (fin de) semaine plus tard, on se retrouve à l’Atrium avec au programme d’abord le trio d’un autre pianiste martiniquais, Mario Canonge, ensuite Paco Séry et son groupe : deux formations qui, malgré leurs formats bien différents, présentent une musique assez semblable, un groove fortement influencé par les sonorités africaines. Mario Canonge a intitulé son groupe C.A.B. comme Caraïbe-Afrique-Martinique, c’est-à-dire comme le pianiste martiniquais, comme le Camerounais Blick Bassy et comme le Brésilien DD Adriano. Sans vouloir minorer la participation des deux autres musiciens (Canonge se lance dans de belles improvisations hélas trop courtes – cf. supra), on remarque d’abord la prestation de Blick Bassy, au centre de la scène, qui ne se contente pas de jouer de la guitare et de chanter mais qui parle, qui raconte et qui peut captiver une salle. Ses chants, qui tendent parfois vers la mélopée, méritent d’être découverts. Blick Bassy est l’un de ces chanteurs africains capables de tirer vers l’aigu : on admire la performance ! Quant à DD Adriano, il a l’immense mérite, par rapport à ses collègues percussionnistes entendus dans les concerts précédents de rester à sa place d’accompagnateur et d’éviter de nous assourdir. Comble de la délicatesse : son solo joué (virtuosement) sur un simple tambourin, apprécié comme il convenait par le public.

Changement total d’ambiance avec le Paco Séry Group. Paco Séry est un batteur d’origine ivoirienne qui s’est illustré auprès de plusieurs grands noms du jazz. Il s’est présenté à Fort-de-France accompagné de quatre instrumentistes (à la basse, la guitare, au saxophone, aux claviers) et deux chanteuses (une noire à la voix chaude, une blanche à la voix plus sèche), renforcés ce soir-là pour certains morceaux par trois musiciens non prévus au programme, un flutiste (?), un maître des tablas qui se produira le lendemain dans la formation d’Éric Ildefonse, et, vers la fin du concert, le percussionniste de Mario Calonge, aux congas. On est subjugué par l’autorité de Paco Séry qui joue avec son groupe comme avec un seul instrument. Il a par exemple l’habitude de ménager des silences au milieu des morceaux. Il faut voir comment ses musiciens obéissent – c’est le cas de le dire – à la baguette à ses consignes. Vrai maître de la batterie, il peut aussi bien, à son gré, hausser le ton que se mettre au service d’un autre instrumentiste ou de la voix. Paco Séry est incontestablement un leader. On se demande malgré tout, pourquoi il n’a pas présenté tous ses musiciens. Doté d’une présence exceptionnelle, il n’a eu cependant aucun mal à se faire adopter par le public.

Concernant le public martiniquais, justement, force est de constater qu’il a du mal à chanter avec les musiciens quand ces derniers le sollicitent. C’est un fait assez étrange – sachant que les Martiniquais sont plutôt bons musiciens et bon chanteurs – dont nous n’avons pas la clef. Est-ce propre au lieu ? La grande salle de l’Atrium a-t-elle quelque chose d’intimidant qui empêcherait les spectateurs de sortir de leur posture de récepteur passif ? Toujours est-il que le public des concerts de jazz peine à se faire entendre quand on le lui propose.

Pour en revenir au Paco Séry Group, en dehors du leader lui-même et des musiciens invités à « faire un bœuf », il faut souligner la qualité du saxophoniste (Éric Gaultier) et du titulaire des claviers (Cédric Duchemann), tandis que le guitariste (en dehors du solo endiablé qui lui a fait parcourir toute la scène) et le bassiste, très en retrait, n’apportaient guère à l’ensemble. Il faut enfin saluer la présence des deux chanteuses dont l’apport au groupe s’avère, lui, essentiel.

Nouvelle très bonne surprise, le lendemain, avec la formation a priori hétéroclite convoquée par le pianiste martiniquais Éric Ildefonse. « Pianiste martiniquais » : ce n’est pas la première fois que l’expression paraît dans cette chronique, on l’aura noté. De fait, il y a de quoi s’émerveiller devant le nombre de pianistes de jazz originaires de notre île décidément riche en talents de toutes sortes. A ce propos, il faudrait non un article, même savant – ce qui n’est pas le cas de celui-ci – mais une thèse de sociologie ou d’anthropologie culturelle pour expliquer les raisons de la fécondité littéraire et artistique de la Martinique. Ce n’est pas le lieu ici de décerner des médailles mais tout le monde a en tête des noms de poètes, littérateurs, essayistes, peintres et autres plasticiens, et bien sûr musiciens éminents qui sont justement reconnus et parfois célébrés en dehors de chez nous. Il est difficile à première vue de comprendre ce phénomène. Mon intuition est que cela a à voir avec la domination. Et je l’étaye sur ce qui s’est passé au Québec à l’époque de ce que l’on a appelé la « Révolution tranquille » et de celle qui l’a suivi immédiatement. Les Québécois ont pris conscience, à ce moment-là, qu’ils étaient un « pays dominé » (par les Canadiens anglophones en l’occurrence). Simultanément, on a vu émerger une pléiade de romanciers, de parleurs, de poètes, de poètes-chanteurs. Simple coïncidence ? C’est douteux quand on rapproche cette expérience de celle de la Martinique. Cela étant, tous les « pays dominés » n’ont pas la même fécondité. La comparaison entre la Guadeloupe et la Martinique est éclairante, à cet égard. Il y a certes en Guadeloupe plusieurs plasticiens qui mériteraient de sortir de l’ombre et quelques littérateurs qui ne laissent pas non plus indifférent mais – sans esprit de clocher – l’île sœur ne peut pas se comparer, à cet égard, à la nôtre (la seule figure vraiment éminente dans le domaine culturel étant Saint John Perse, lequel ne correspond pas à l’image que l’on se fait du Guadeloupéen et qui n’a d’ailleurs vécu que son enfance dans l’île natale). Alors pourquoi cette différence entre les deux îles ? L’explication ne tient-elle pas à ce que les Guadeloupéens et les Martiniquais ne vivent pas la domination de la même façon ? Plus extériorisée chez nous, plus intériorisée chez eux ? Il ne s’agit, bien sûr, que d’hypothèses. Thésards, à vous de nous instruire !

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Un codicille qui n’en est pas un, puisque situé avant la fin de l’article (ou si l’on préfère un codicille de ce qui précède immédiatement) – Quelques lecteurs de mes chroniques m’ont reproché de m’écarter souvent trop loin du sujet dont je suis censé rendre compte. J’écoute la remontrance mais je ne l’entends pas pour la simple raison que la situation du critique est très particulière chez nous, puisque les spectacles, concerts, films en V.O, etc. n’y sont présentés qu’une, deux ou trois fois. Et pour le festival de jazz, ce n’est qu’une seule fois ! Dans ces conditions, les habitués des « critiques » de Madinin’art, s’ils n’ont pas déjà assisté à la manifestation dont il est rendu compte, n’ont pratiquement aucune chance de le faire plus tard. N’est-il pas judicieux, dès lors, de leur offrir, à côté du compte-rendu de la manifestation en question (dont on se souvient qu’il sera toujours subjectif), quelques considérations plus générales, propres à susciter la réflexion ? Elles ne seront pas plus hasardeuses que celles concernant l’événement stricto sensu.

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Comme nous commencions à l’écrire (avant de dériver vers d’autres sujets), Éric Ildefonse a eu la très bonne idée de rassembler autour de lui des musiciens appartenant à des univers complètement étrangers l’un à l’autre, à savoir la Caraïbe (Martinique, Cuba, Guadeloupe) et l’Inde. L’Inde en la présence d’un joueur de sitar (Subrata De) et du joueur de tablas déjà mentionné (Nantha Kumar). La Martinique, pour sa part, était représentée, outre Ildefonse, par Philippe (Gouyer-)Montout qui jouait, chantait et dansait du bélé : les connaisseurs ont apprécié ! On comprend l’intention qui a présidé à cette combinaison inédite, Afro-caribéens d’un côté, Indiens de l’autre : deux rameaux qui ont fait souche en Martinique. Le succès de l’entreprise n’était pas garanti pour autant mais cela fonctionne, avec toutefois – comme dans la société martiniquaise – des moments où l’on préfère rester entre soi pour préserver son identité. Il y a donc eu des morceaux avec et des morceaux sans les deux musiciens indiens ; et des morceaux où ils n’étaient plus que tous les deux sur la scène ; tout cela fort bien « mis en musique » par Ildefonse qui s’est réservé en tant que pianiste la portion congrue, préférant laisser la part belle à ses invités. Le public, pour sa part, était tellement emballé qu’il a longuement insisté pour un bis (d’où sa frustration lorsque le rideau est tombé alors que les musiciens étaient en train de reprendre leur place…)

Le Latin Jazz Band de Poncho Sanchez a conclu la dernière soirée du festival en fanfare (sa formation de huit musiciens incluant trompette, saxophone et trombone). Face à ces messieurs en majorité « latinos », certains d’un âge canonique (Poncho Sanchez y compris) et manquant pour le moins d’élégance, l’impression initiale ne fut pas vraiment flatteuse. Après la première partie qui avait transporté le public, les débuts du Latin Jazz Band sont donc tombés dans une certaine indifférence. Il faut dire que la musique latino-américaine est plutôt faite pour danser ou pour prendre un verre avec des amis que pour être écoutée dans une salle de concert. Cette relative indifférence n’a heureusement pas duré, les musiciens se sont échauffés, ils ont mis de côté le répertoire latino (cha-cha, salsa…) au profit de quelques classiques du jazz. Le public a suivi et la dernière soirée du festival s’est ainsi heureusement terminée.

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Quant à nous, nous ne saurions achever ce rapide survol du festival sans saluer les efforts réalisés dans les domaines de la lumière et du son. La sono est évidemment essentielle : une fois admis qu’on n’assistera plus à un concert de jazz non amplifié (y compris avec des instruments traditionnels, y compris dans une salle de concert dotée d’une très bonne acoustique !!!), il est clair que la qualité de cette amplification devient capitale. Elle fut tout au long de ce festival – et au moins dans la grande salle de l’Atrium – excellente. Souvent trop forte à notre gré mais cela fait partie des conventions actuelles (il faut saturer les tympans !). Forte donc mais excellente. Seul bémol, selon nous : le micro de Blick Bassy a parfois laissé à désirer. Quant aux lumières, on a supprimé, cette fois, les projections sur un écran de fond de scène (qui s’étaient avérées, lors de la précédente édition, répétitives et perturbantes) et adopté des combinaisons plus classiques de couleurs changeantes, avec parfois des raies de lumière balayant la scène ou focalisées sur tel ou tel musicien. Quant à l’éclairage qui revenait sur les gradins lorsque le public était invité à chanter, ce n’était peut-être pas une excellente idée, vu les réticences dudit public lorsqu’il s’agit de chanter… Peut-être eût-il moins fait preuve de timidité s’il était resté dans l’obscurité (à tester lors de la prochaine édition !)

 

Martinique Jazz Festival 2016 – du 24 novembre au 4 décembre