« Antigone in the Amazon », conception & m.e.s. Milo Rau

— Par Michèle Bigot —

Milo Rau et sa troupe du NT Gent een compagnie de l’atelier des activistes du MST revient en Avignon, aprè avoir présenté en 2018 La Reprise- Histoire(s) du théâtre (I). Si le festival d’Avignon n’a pas accueilli comme il l’aurait dû Augusto Boal, avec son Théâtre de l’Opprimé dont Milo Rau est le meilleur héritier, en revanche il a accueilli Christiane Jatahy par deux fois en 2019 et 2021. Or les points communs entre ces deux dramaturges sont légion. Outre le fait de travailler la vidéo de façon originale et de puiser aux sources grecques ( Notre Odyssée 1 &2 pour Jatahy, Antigone et Oreste à Mossoul pour Milo Rau) les deux se nourrissent de l’histoire et de l’actualité du Brésil, depuis la dictature (1964 à 1885) jusqu’à la lutte contre l’extrême droite de Bolsonaro et le soutien au MST (Mouvement des sans-terre). Dans Antigone in the Amazon, l’action se situe dans l’État de Parà, où la forêt amazonienne est en grand danger, victime du pillage organisé par l’agro-industrie. Le coeur du drame est constitué par le massacre de 1996. A cette date, la police a chargé les manifestants activistes du MST et n’a pas hésité à torturer et à tuer les militants tombés à terre au beau milieu de l’autoroute. Antigone est ici interprétée par Kay Sara, activiste autochtone devenue une icône du mouvement. Le chœur est composé des militants survivants du massacre. Quant aux autres rôles, ils sont distribués entre acteurs brésiliens et belges, assumés alternativement par les uns et les autres. Le dialogue est écrit et interprété pour partie en brasileiro pour partie en flamand, les acteurs échangeant sans souci au-delà de la diversité des parlers. Il arrive également que l’échange se fasse entre acteur-activiste présents par vidéo et acteur sur le plateau. Toute frontière est transgressée entre idiomes, entre monde réel et univers dramatique, entre acteur professionnel et activiste, entre scène filmée et plateau. La même scène est parfois jouée en double sur le plateau et sur l’image vidéo. Il ne s’agit pas seulement d’un artifice de scénographie mais bien d’un projet globale. Ce projet de Milo Rau, ce n’est pas de créer une simple pièce de théâtre mais faire vivre ce qu’il nomme une « micro-écologie », créer toute une économie parallèle autour du projet, depuis l’intérieur même du système capitaliste pour produire, vendre et consommer autrement. Comme une ZAD qui se serait emparée de la dimension théâtrale pour faire écho à son action.

Pour ce faire il s’appuie sur une structure née de l’engagement des activistes du MST, qui ont pris en charge l’organisation d’un atelier d’une centaine de personnes, parmi lesquels, des cinéastes, des choreutes, des acteurs, tous agriculteurs, féministes, experts, professeurs etc. Une Utopie vivante qui débarque sur le plateau soit en chair et en os, soit en vertu de l’image, pour déclamer, chanter, expliquer, raconter. Voilà quelque chose d’intégralement nouveau dans l’histoire du théâtre, un acte de résistance artistique, qui en profite pour interpeller le public et pour interroger son art, et ses pratiques.

Une réflexion authentique sur le théâtre, une mise en œuvre de moyens nouveaux, qui outrepasse le documentaire en se situant au cœur de la tragédie grecque, qui franchit les limites de l’espace et du temps, qui brouille les frontières du réel et de la fiction. Reste pourtant un élément fondateur de l’art dramatique: un collectif bien vivant, présent dans sa chair s’adresse à une communauté de spectateurs non moins présents physiquement. Il ne s’agit plus de s’identifier à une image mais de partager physiquement un vécu sans renoncer au langage ni à la réflexion que l’homme peut articuler autour de son action. Un pan de vie, tout palpitant d’émotion! On aura d’ailleurs remarqué que Milo Rau ne renonce pas à figurer sur scène une agression (La Reprise) ou un massacre en direct. Les acteurs sont tour à tour victime et bourreau. L’expérience a été poussée plus loin: le collectif a demandé la permission de reconstituer la scène de massacre en vrai sur l’autoroute où elle a eu lieu, devant les policiers collègues des anciens tueurs, comme on le ferait pour un crime au cours d’un procès. Dès lors, à quel niveau l’action dramatique se situe-t-elle? Où s’arrête le drame, où le réel commence-t-il? Il y a là un total bouleversement des codes du genre, qui outrepasse la pratique artistique pour intégrer pleinement l’activisme, sans toutefois renoncer aux ressorts essentiels de l’art dramatique, les effets de répétition, l’évolution du chœur, les chants, la gestuelle, les couleurs, les lumières, les objets scéniques, une véritable scénographie dédoublée. Finalement le spectacle se rapproche des mystères tels qu’ils étaient célébrés en Grèce, ou du moins de ce qu’on en devine. C’est incarné et c’est politique, mais c’est aussi mystique, et surtout….. c’est beau.

Michèle Bigot

Antigone in the Amazon

Milo Rau, Belgique-Brésil

L’autre scène du Grand Avignon

Festival d’Avignon 2023

Distribution
Avec Frederico Araujo, Pablo Casella, Sara De Bosschere, Arne De Tremerie
et en video Gracinha Donato, Ailton Krenak, Célia Maracajá, Kay Sara, le chœur des militantes et militants du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST)
Conception et mise en scène Milo Rau
Dramaturgie Giacomo Bisordi
Co-dramaturgie Martha Kiss Perrone
Collaboration à la dramaturgie Kaatje De Geest, Douglas Estevam, Carmen Hornbostel
Scénographie Anton Lukas
Costumes Gabriela Cherubini, Jo De Visscher, Anton Lukas
Lumière Dennis Diels
Musique Pablo Casella, Elia Rediger
Vidéo Moritz von Dungern, Fernando Nogari, Joris Vertenten
Assistanat à la mise en scène Katelijne Laevens assistée de Carolina Bufolin, Zacharoula Kasaraki, Lotte Mellaerts
Traduction pour le surtitrage Panthea (français), Carolina Bufolin (anglais)
Dispositif d’accessibilité Panthea
Direction technique Oliver Houttekiet
Régie plateau Marijn Vlaeminck
Technique Brecht Beuselinck, Dimitri Devos, Stavros Otis Tarlizos
Production Klaas Lievens, Gabi Conçalves (Brésil)